SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

Réduction des risques

Éthique et réduction des risques

ÉTHIQUE ET RÉDUCTION DES RISQUES
Emmanuel MEUNIER, CSST RIVAGE

Du 14 au 16 novembre 2001, s'est tenue à Barcelone, la 1ère Conférence latine de la Réduction des risques, qui aura rassemblé des centaines d'intervenants venus de France, d'Italie, du Portugal, de l'Amérique latine et de toutes les provinces espagnoles.

Correspondances, Janv - Fév 2002
Le junkie, figure sociale de la faillite des mécanismes d'auto-contrôle ?
Luis Fernandes, anthropologue portugais, a débuté son exposé par un portrait de cette "figure sociale" qu'est le junkie. Tous les usagers de drogues, loin s'en faut, ne sont pas des " junkies ", mais c'est ce personnage qui est particulièrement préoccupant en raison de sa "dangerosité ". Le junkie est celui qui n'a pas réussi à contrôler le risque inhérent à la consommation d'une drogue. Chez lui, les mécanismes d'auto-contrôle ont été mis en échec : il a échoué à se poser des limites, au point que, débordé par son usage abusif des produits, il a perdu sa capacité à gérer son existence.

Il a mis en faillite les hétéro-contrôles : la famille, la loi, la prison, les dispositifs de soins sont tenus successivement en échec.


La loi elle-même hésite : le " junkie " est-il un délinquant ou un malade ? En quoi est-il délinquant, celui qui en consommant une drogue ne fait de mal qu'à lui-même ? En quoi est-il un malade, et de quelle maladie parle t-on à propos du " junkie " (voulez-vous me guérir de la peur de vivre, demandait F. Olivet, dans un article du journal d'usagers de drogues intitulé ASUD) ? .

Une politique de résignation ?

En tout cas, cette absence de contrôle qui caractérise le " junkie " se signale par un effacement de la frontière qui sépare l'existence privée de l'existence publique. Son rapport aux produits cesse d'être individuel et privé : il consomme en public, dans la rue ; il devient dépendant d'une matrice écologique formée par la rue, le marché de la drogue, la délinquance, la bande, le noctambulisme, qui détermine son mode de vie.


La réduction des risques, se demande L. Fernandes, est-elle une politique de résignation ?

N'est-elle pas une acceptation tacite, par le soignant, d'un enfermement du " junkie " dans sa condition ?

Cette politique de soins n'est elle qu'un monstre issu des mises en échec du soin ?

Est-elle l'œuvre de soignants résignés, ironise L. Fernandes, résignés à la manière de ces policiers qui ferment les yeux, fatigués de ramener pour la énième fois le même usager vers leur commissariat, avec la certitude de rejouer demain la même scène ?

Construire une éthique
En posant crûment ces questions, L. Fernandes, souligne l'impératif d'élaborer une éthique de la réduction des risques. Répondre à ces questions est nécessaire, car si nul ne conteste l'intérêt de distribuer des seringues stériles pour lutter contre les maladies infectieuses, il pourrait résulter d'un manque de clarté sur ces questions un sentiment qu'il y a dans la réduction des risques, sinon une complaisance envers l'usage des drogues, au moins un travail équivoque d'accompagnement sans finalité tangible, une sorte d'accompagnement à la Mère Thérèsa des toxicomanes avec pour seule ambition leur permettre de conserver la dignité qu'ils peuvent…
Domingo Comas et Javier Jùbez de la Fundacion Ciencias de la Salud ont été les promoteurs d'un séminaire spécifique sur la question éthique. Ils ont tenté, à partir de leur expérience en bioéthique, de définir un cadre déontologique. L'éthique commande d'abord de respecter l'autre en temps que sujet, en tant qu'individu responsable de ses choix.

Dans la relation du soignant à l'usager de drogue, l'enjeu n'est pas d'exhausser le désir du soignant de voir le drogué arrêter sa consommation, mais de l'aider à recouvrer la possibilité de faire lui-même le choix d'arrêter.
Pour qu'il puisse effectuer ce choix, il faut nécessairement commencer par l'aider à restaurer des mécanismes d'auto-contrôles face aux drogues (par la substitution, par un travail éducatif pour qu'il acquière une gestion responsable de sa consommation, c'est-à-dire qui tienne compte de sa santé, de ses responsabilités vis-à-vis des autres, de la société…).

La réduction des risques postule que l'aide doit d'abord permettre à l'usager de drogue de stabiliser sa consommation pour qu'il se déprenne d'un mode de vie lié à ses consommations, afin de recouvrer une autonomie qui lui permettra de décider par lui-même d'arrêter… ou non (ce en quoi la réduction des risques pourrait s'apparenter à un pari).

Le modèle bioéthique

La bioéthique est, pour les professionnels, un espace de dialogue et de concertation qui s'organise autours de la définition d'un "minimum" et d'un "maximum".

Le minimum exigible envers tout professionnel, c'est qu'il s'abstienne de toute "malfaisance", c'est-à-dire qu'il n'entreprenne rien qui puisse nuire à l'intégrité de l'individu et qu'il agisse toujours dans le respect scrupuleux de la vie physique, psychique, affective et social des personnes.

Le maximum, c'est la "bienfaisance" ou si l'on préfère tout ce que le professionnel peut entreprendre pour améliorer la situation d'une personne.

Le minimum, c'est le "non-négociable", et l'espace qui sépare le minimum du maximum, c'est l'objet qui occupe l'espace de dialogue et de concertation.

Le minimum c'est l'obligation; pour le professionnel, d'une part, d'agir sans "malfaisance" (respect de la confidentialité afin de ne pas exposer l'usager à des poursuites, ne pas imposer de contraintes exorbitantes sous prétexte de l'usage, le traiter en patient comme les autres, etc.) ; et, d'autre part, d'agir dans le respect scrupuleux des droits de l'usager (droit à la prévention, à l'accès aux soins, aux droits sociaux, etc.).

Droits sociaux et travail de proximité

Des progrès remarquables ont été accomplis depuis cinq ans, notamment dans les domaines de la prévention du sida (matériel d'injection stérile) ou de l'usage des drogues de synthèse (actions de prévention sur les raves) ou dans l'accès aux soins (substitution).

Restent cependant de nombreux points noirs qui font que ce minimum n'est pas acquis, tout particulièrement dans les prisons et dans l'accès aux droits sociaux. S'agissant de l'accès aux droits sociaux, la situation est très critique en raison de la marginalisation des usagers de drogues. D'où le développement du travail de proximité, notamment par des lieux d'accueil, des coordinations et des équipes de rue.

Ces lieux d'accueil, explique JL Arnaud (Boutique de Toulouse), sont des lieux où l'usager peut faire une pause dans la course aux produits, retrouver un ancrage social et rencontrer des intervenants qui occupent une fonction de tiers et qui les aident à prendre de la distance vis à vis de ce qui les empêche de vivre. P. Leyrit de la Coordination toxicomanie 18e (Paris) décrit un travail de partenariat entre acteurs de la réduction des risques, du soin, du social et des pouvoirs publics. L'objectif est de renforcer le suivi social et sanitaire des usagers en aidant les travailleurs sociaux à prendre en charge les usagers de drogues dans le cadre de dispositifs de droits communs et éviter ainsi leur relégation dans les institutions spécialisées.
Qui sont les " clients " de la réduction des risques ?

F. ZUIN (Unità di Strada de Milan) relate le travail de rue de son association.

Les équipes, dans la rue, ne rencontrent pas tant la toxicomanie que la misère sociale : à côté du toxicomane, il y a un alcoolique, et plus loin un clochard, une prostituée, un adolescent en errance, un immigré clandestin.

Et de s'interroger : qui sont les " clients " de la réduction des risques ?

Tous ceux qui sont dans la rue sont confrontés à des risques ; dès lors la réduction des risques, par delà la drogue, ne devrait-elle pas rechercher une prévention de l'ensemble des risques liés à la grande précarité ? Le Dr Febvrel, de Médecins du Monde-Marseille, témoigne de semblables interrogations lorsqu'il explique à propos d'un dispositif d'éducateur de rue, que les "mots clés" qui le caractérise ne sont plus "Proximité-Toxicomanie-Précarité" mais "Proximité-Souffrance individuelle - Précarité ".
Définir un " maximum " : débattre pour apaiser la question du statut des drogues

Le "maximum", c'est-à-dire ce que la bioéthique qualifie de "bienfaisance", se confond avec un travail de promotion des droits de l'usager de drogue. C'est précisément l'espace qui fait débat, car savoir ce qui est bon pour autrui est au moins épineux. C'est à ce point que surgissent d'inévitables débats sur le statut légal des drogues.

Cette question est comme un spectre qui hante la réduction des risques. Pourtant la réduction des risques n'est pas une idéologie antiprohitionniste, c'est une politique sanitaire, une politique de santé publique qui vise une prévention en direction des usagers de drogues actifs.

Mais force est de constater que les pays qui ont engagé un débat public sur les drogues sont aussi ceux qui aborde plus sereinement la politique de réduction des risques. Dans ce débat les clivages se font jour entre partisans du maintien de politique de répression de l'usage, partisans d'une prohibition " non-criminalisante " (pas de traitement au pénal du simple usage, mais il peut être traité grâce à des contraventions), partisans de la dépénalisation de l'usage du cannabis ou des drogues en général, partisans d'une dépénalisation étendue à l'auto-production ou au petit trafic et partisans de la légalisation (distribution des drogues contrôlée par l'Etat).
Débats dans l'Europe latine
Qu'en est-il de ces débats dans l'Europe du sud ? Le Dr Figueiredo a fait une relation optimiste des évolutions portugaises. Ce pays a engagé un véritable débat public qui a impliqué les plus hautes personnalités de l'Etat. Pour finalement aboutir à une réforme législative orientée vers une prohibition décriminalisée des drogues et une promotion des politiques de réduction des risques et d'accès aux soins. Miguel Andrés a décrit une Espagne engagée dans la dépénalisation du cannabis, la réduction des risques et souligné que les programmes sont construits à partir d'approche locale (ce qui est en accord avec le caractère fédéral et décentralisé de l'Etat espagnol). Il a cependant critiqué un manque de moyens qui limite par trop le champ d'action des associations de réduction des risques, qui devraient notamment travailler dans une proximité plus grande avec les parents qui vivent dans la honte, les habitants inquiets et la société en général.

Le Dr Agnoleto a lui, fait état d'une Italie soudainement état de choc après des années d'évolution positives : la tension récente est le fait d'un Berlusconi qui à l'avenant, privatise les secteurs de psychiatrie, dissout son comité national contre le Sida, organise une consultation électorale de la population sur la question des drogues, mais qui finalement n'en tient pas compte le peuple ayant eu la fatuité de récuser son programme répressif.

C'est en France, où le débat sur les drogues ne semble pas pouvoir prendre forme, que les tensions s'expriment le plus fortement à propos des questions légales.

En témoigne les propositions radicales du Comité National contre le Sida prônant une dépénalisation de l'usage dans un cadre privé de toutes les drogues.

Définir un " maximum " en discutant avec les usagers de drogues

J. Favatier, de l'association d'usager de drogues ASUD, s'interroge sur ce qui unit ceux qui fréquentent leur espace d'accueil. Ce n'est pas la drogue. Car, s'y rencontrent des usagers actifs et des abstinents. Ce n'est pas ce qu'elle représente car chacun a avec la drogue une relation personnelle, spécifique : pour l'un elle est le dopant qui le rend plus efficace et pour l'autre une auto médicamentation qui apaise des souffrances.

Chacun à son opinion sur leur statut légal : se côtoient ceux qui tiennent à l'interdit comme " garde-fou " et ceux qui rêvent de drogues légalisées dont le prix et la qualité de fabrication seraient garanti par l'Etat !

Finalement, dans ces lieux d'échange, où chacun se retrouve dans son individualité, témoignant de la singularité de son expérience, ce qui unit c'est une existence confrontée à l'illicite : les réflexes les plus partagés par les usagers sont bien ceux liés au cadre légal.

Nous avons tous besoin de dissimuler nos consommations à quelqu'un. Nous partageons les réflexes et comportements qu'impriment les activités délictueuses au cours du temps.

Le " maximum ", qui fait l'objet de débat quant à ses modalités, c'est ce qui doit être mis en œuvre pour que l'usager de drogue se reconquière comme personne singulière, ce qui suppose des espaces de parole, de narration et un changement des représentations collectives stigmatisante et uniforme (il faudrait convenir que rien ne ressemble moins à un usager de drogue, qu'un autre usager de drogue)..

La réduction des risques au milieu du guet

"
Anne Coppel, présidente de l'Association Française de réduction des risques, conclut par une mise en garde :

Faire l'économie du dialogue avec les usagers se serait finalement perdre la dynamique de la réduction des risques qui tire son efficacité d'une capacité à entendre et intégrer la logique des autres (et ainsi permettre un travail entre acteurs du soin et acteurs du social, acteurs de la prévention et habitants d'un quartier, etc.).

S'arrêter au milieu du guet, faire comme si tout était réglé, comme si la guerre avait été gagnée, dissimulerait mal un projet de domination d'une logique sur une autre : à savoir la domination d'une logique de la médicalisation systématique sur une ancienne logique de psychologisation systématique qui caractérisait les centres de soins il y a encore quelques années. Le dialogue avec les usagers de drogue, favorise l'adaptation des pratiques aux véritables besoins des personnes en difficulté avec des produits, et nous empêche de nous endormir dans des systèmes de certitudes.