SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

Psychothérapies

"La forteresse pleine" ou les limites de la substitution

"LA FORTERESSE PLEINE" OU LES LIMITES DE LA SUBSTITUTION
Dr Christian CARRERE, CSST Nice

Le Flyer N°30 - Nov. 2007
 
Introduction
La substitution opiacée a été et demeure une avancée thérapeutique considérable dans la prise en charge des toxicomanes… Mais elle a ses limites et ces mêmes limites ont permis de mettre en évidence une frange d'irréductibles injecteurs qui feront l'objet de mon propos. Quels sont les mécanismes psychopathologiques qui sous-tendent de telles résistances aux soins substitutifs, comment les repérer afin d'instaurer la substitution la moins risquée, comment éventuellement les prendre en charge ?
 

De la plaque neurale au Verbe le chemin est long et périlleux mais quelques grands penseurs que je n'ai pu que mentionner sous peine d'alourdir mon propos, l'ont déjà parcouru et cartographié, notamment en ce qui concerne les psychoses.


Car mon hypothèse est la suivante : ces injecteurs récidivants ne sont-ils pas d'authentiques psychotiques malgré leur "normalité" apparente ?

D'un oeil Neurobiologique
Au début était la plaque neurale et la plaque neurale s'est faite ectoderme puis peau, et la plaque neurale s'est faite tube neural puis système nerveux par plicature, bourgeonnements successifs et télé-encéphalisation.
Ainsi la peau et le système nerveux ont-ils la même origine embryologique.
Cela nous amène à reprendre l'hypothèse suivante : à savoir que le toxicomane percerait bien autre chose que sa peau quand il s'injecte des drogues et ce malgré la prescription de thérapeutiques de substitution bien souvent.
 
En effet, si les schémas théoriques de neurobiologie concernant la saturation des récepteurs opioïdes trouvent leur confirmation dans la clinique chez le plus grand nombre de nos patients, on constate parfois, soit un détournement du mode d'administration de la substitution elle-même, soit une interruption du traitement pour créer un état de manque afin de s'injecter d'autres substances, voire un mélange des deux générateur d'overdose.
D'un oeil Psychopsychiatrique
Dans cette population d'injecteurs récidivants, on repère nombre de psychotiques aisément identifiables d'un point de vue séméiologique, mais le plus surprenant c'est qu'on y trouve aussi un grand nombre d'individus apparemment "normaux", relativement intégrés sur le plan social et dont le seul symptôme est celui d'une pratique d'injections pluriquotidiennes avec, pour corollaire, les classiques risques poly-infectieux, la marginalisation et la délinquance.
Néanmoins, on remarque vite leur faiblesse d'élaboration, la pauvreté de leur discours qui se résume souvent à "j'ai besoin de me faire un trou"…"je veux me faire un taquet"…"je vais me percer"…"c'est pour le geste"…
 
Tout au plus peuvent-ils évoquer une "montée" de type orgasmique durant "la lune de miel" qui laisse place peu à peu à un besoin compulsif.
D'aucuns parlent "d'état limite", de "personnalité border-line" de "psychose ordinaire" vaste fourre-tout nosographique qui cache mal notre perplexité. L'anamnèse de ces injecteurs permet de mettre en évidence des éléments pathogènes des facteurs prédisposants, sur le plan familial, tels que des conduites addictives parentales, de la violence intrafamiliale, des abandons à la naissance, des placements DDASS et autres foyers, de terribles secrets familiaux, des abus sexuels etc. etc. car la liste est loin d'être exhaustive.
D'un oeil Psychanalytique

Ces mêmes éléments prédisposants se retrouvent classiquement dans l'histoire des schizophrènes et ont donné lieu à des élaborations théoriques quant à la psychogenèse des psychoses (la célèbre "forclusion du nom du Père" de Lacan, "l'absence d'énoncé sur les origines", "l'impossibilité d'un espace où le Je peux advenir" de Piera Aulagnier etc.)
A ces conditions "nécessaires mais non suffisantes" le sujet peut réagir de plusieurs manières :
- soit de façon résiliente dans le meilleur des cas
- soit en construisant des défenses obsessionnelles invalidantes, véritable carcan existentiel visant à endiguer un immense chaos pulsionnel.
- soit en élaborant un discours délirant et mégalomaniaque ayant trait à ses origines. Il se créera par exemple une généalogie divine dans l'espoir de maîtriser et de donner un sens à sa venue au monde.
- soit en érigeant "une forteresse vide" (B. Bettelheim) à la façon des enfants autistes.


C'est cette dernière image qui me paraît la plus adaptée aux injecteurs récidivants malgré l'instauration d'une substitution. En effet, des carences affectives précoces (notion de "bonne" ou de "mauvaise mère"), un éventuel "manque d'énoncé sur les origines", une possible "forclusion du nom du Père" génèreraient une béance narcissique, véritable "tonneau des Danaïdes" que le sujet tentera, en vain, de remplir de sensations à défaut de sens.
Nous nous trouvons confrontés à une authentique problématique prégénitale infra-oedipienne.
En lieu et place de s'identifier à Dieu à l'instar du schizophrène, il s'érigera à la face du monde en "Phallus" tout puissant, omniscient et maîtrisant.
Or cet accès défaillant au symbolique générera un certain nombre de confusions dont celle entre "les enveloppes psychiques" (Freud) ou le "Moi peau" (Anzieu) et l'enveloppe corporelle.
Ces injections auront de surcroît pour fonction de baliser les limites corporelles du sujet, sous la forme de traces visibles et douloureuses pouvant aller jusqu'à la nécrose voire l'amputation.

 

Ces pratiques viennent en lieu et place d'une authentique perception des "limites de leur Moi".
L'amputation interviendrait alors en tant que castration dans le réel à défaut de l'être dans l'ordre symbolique.
Cette confusion peau-enveloppe psychique serait un élément relevant d'un fonctionnement typiquement psychotique sans autre élaboration délirante.
Cela pourrait se résumer ainsi ""J'in(tro)jecte donc je suis".
Or que propose la substitution si ce n'est un "remplissage" chimique sérénisant, linéarisant d'un point de vue existentiel qui peut se révéler totalement intolérable à certains patients.
Une pratique injectoire de substances à demie vie relativement brève leur permettait de rejouer à l'infini des situations de manque et de plénitude dont ils avaient l'entière maîtrise : situation de plein et de vide qui les renvoyaient à leurs manques originels que j'évoquais précédemment.
Contrairement à l'artiste qui vide de tout affect sa "forteresse", le toxicomane injecteur la remplira de sensations, après l'avoir vidée et en avoir éprouvé l'insupportable manque. Inlassablement il tente, à la manière de "l'enfant à la bobine" de Freud, de symboliser l'absence puis le retour de la mère…En vain…car ce remplissage n'est que sensoriel et son inefficacité l'oblige à le répéter compulsivement.
Force est de constater la dimension quasi autistique de la pratique injectoire où le sujet se ferme au monde "c'est la seule façon pour moi de me couper du monde" me disait un patient. Cette démonstration d'autosuffisance de maîtrise est insupportable pour le corpus social car le sujet s'inscrit en tant que "Phallus" en marge de la Loi. Ce geste est vécu comme une provocation ultime, un défi à la mort.


Cette conduite ordalique donne au sujet l'illusion de se confronter à l'image divine et de s'en remettre à son jugement. Ainsi n'appartiendrait-il plus au commun des mortels et serait il alors lui aussi, d'essence divine. C'est cette revendication "surhumaine" qui confère au patient injecteur sa dimension apparemment perverse car totalement transgressive.

Les limites de la substitution

On conçoit bien dès lors que le thérapeute proposant une substitution soit vécu comme un persécuteur qui veut imposer sa loi au nom de la neurobiologie et de l'ordre social. Cette béance narcissique en relation avec des imagos parentales et familiales défaillantes ou absentes ne trouve par ailleurs aucun relais dans un monde de plus en plus laïque où les images divines ont été abolies sur l'autel de la science.


Après avoir créé des dieux ou un Dieu à son image, l'homme a pu croire au nom du progrès qu'il pouvait incarner lui-même cette imago universelle. Les temps sacrés révolus ont laissé place à un temps profane que chacun tente de meubler à sa façon. Les pratiques addictives jusque là sacralisées se sont alors répandues comme une "traînée de poudre".
Cela explique probablement la montée en puissance des sectes et dans le domaine qui nous concerne le succès qu'ont connu naguère certaines associations de prise en charge du toxicomane fonctionnant selon le modèle de la 'Horde primitive" (Freud) avec un "gourou père" tout puissant.

 
Nous devons donc nous aussi prendre garde de ne pas nous ériger en détenteurs de la Loi par le biais de ces molécules substitutives soutenues d'un discours scientifique, vérifié, validé. Ces patients récalcitrants, insaisissables nous infligent une grande leçon d'humilité que nous devons accepter si nous voulons continuer à les accompagner dans leur longue et douloureuse quête de sens.
La substitution apparaît comme un préalable incontournable générateur d'une bascule existentielle, d'une nouvelle relation au monde, d'un rapport au temps fondamentalement remanié et non comme un aboutissement thérapeutique. Se pose aussi la question du choix de la molécule substitutive (détournable ou non) qui ne pourra se faire qu'au terme d'une enquête anamnestique extrêmement fine afin d'éviter les errements thérapeutiques préjudiciables à la santé de ce type de patients.
Une fois ce choix établi, peut et doit alors s'instaurer un indispensable travail psychothérapique car "au début était le verbe" et ce n'est que secondairement que "le Verbe s'est fait chair…".