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Parentalité

La perte des privilèges du père

LA PERTE DES PRIVILÈGES DU PÈRE
Résumé de la conférence de Charles-Henry PRADELLES DE LATOUR, anthropologue, prononcée le vendredi 25 novembre 2005 à la MJC de Sarcelles dans le cadre du cycle de conférences sur la souffrance psychique des jeunes. Résumé par E. Meunier.

Correspondances, Hiver 2005/2006
 
" L'abolition " des privilèges du père
Face au tapage ambiant de l'indignation morale et à l'incrimination des familles supposées "laxistes" et "défaillantes", nous avons souhaité, pour éclairer la question de la "crise" de la fonction paternelle, nous tourner vers un anthropologue, car sa discipline se tient, par nature, à l'écart du vacarme des joutes politico-médiatiques.
Charles-Henry Pradelles de Latour, anthropologue "parentaliste", évite l'expression "crise de la fonction paternelle" et préfère parler de la succession des "pertes des privilèges" du père dans la famille occidentale. Ce processus, rappelle-t-il, s'est amorcé dès le XIXe siècle : en 1895, le père s'est vu retirer le droit de châtier physiquement ses enfants ; en 1938, l'abolition de la "puissance matrimoniale" diminue les droits du père sur l'épouse, qui peut dès lors travailler sans son accord.

En 1970, l' "autorité paternelle" est abolie au profit de l' "autorité parentale", ce qui a pour conséquence de faire des parents, des "égaux". En 1985, la loi définit les droits des "conjoints", ce qui a pour conséquence de faire époux, des "égaux".

 
En 2005, le père perd un ultime privilège : celui de transmettre de manière automatique son nom de famille à sa progéniture.

La trinité "bourgeoise" unissant le Père, le Patron et la Patrie est mise à mal. Mais elle n'est que partiellement mise à mal, car dans le champ de l'économie, la femme demeure nettement infériorisée par des salaires et des promotions moindres et, dans le champ du politique, par une sous-représentation.

Pourquoi donc l'égalité de l'homme et de la femme est-elle avalisée dans la cellule familiale, unité conservatrice par excellence, avant de l'être dans la société civile et politique ? .

Pour répondre à cette question, M. Pradelles de Latour nous convie à un voyage anthropologique à travers l'Afrique et l'Océanie, dans des systèmes de parenté très élaborés où il apparaît que les fonctions paternelles ne sont pas sans lien avec l'union ou la séparation de la sexualité et de la procréation.

Les patri et les matrilinéaires
C'est en se tournant vers d'autres sociétés que les nôtres, que nous pourrons trouver un éclairage aux questions que pose la mutation de la structure familiale en occident. Les Bamilékés d'Afrique et les Trobriandais d'Océanie sont des peuples ayant adoptés des systèmes de parenté très différents : les premiers sont "patrilinéaires", les seconds "matrilinéaires". Ces deux peuples ont cependant en commun de vivre dans des sociétés "claniques", où l'unité familiale de base n'est pas formée par le couple (comme dans notre système) mais par un lignage regroupant des individus sur trois générations (un grand-parent, des enfants et des petits enfants forment, ensemble, une seule unité familiale).
Les Bamilékés, patrilinéaires, déclarent "avoir le même sang" et reconnaissent d'avoir un "grand-père paternel" pour ancêtre commun.
 
Les Trobriandais, matrilinéaires, déclarent "sucer le même sein" et reconnaissent avoir une "grand-mère maternelle" pour ancêtre commun. La hiérarchie entre les individus composant le lignage est structurée différemment, selon que le lignage est patri ou matrilinéaire. Chez les patrilinéaires, le grand-père paternel exerce son pouvoir sur ses fils (et sur ses filles, tant qu'elles ne sont pas mariées) et sur les petits-fils et petites-filles nés de ses fils.

Le système de parenté matrilinéaire nous est moins familier : ici, ce sont les fils d'une même mère, qui exercent leur pouvoir sur leurs sœurs et sur leurs enfants (leurs nièces et neveux utérins), ainsi que sur les enfants de leurs nièces (mais pas sur les enfants de leurs neveux).

Alliance, sexualité et procréation
Dans un système de parenté patrilinéaire, les filles, qui se marient, quittent le lignage de leur père et intègrent le lignage de leur mari aux titres d'épouse et de mère. Chez les patrilinéaires, La sexualité est ainsi étroitement liée à la procréation, et les filles qui "partent" dans le lignage de leur mari sont soumises à l'autorité du père de leur époux .

Dans un système de parenté matrilinéaire les femmes sont en revanche automatiquement mère pour leurs frères, et essentiellement épouse pour leur mari.

La procréation de la mère est ainsi séparée de la sexualité de l'épouse. De ce fait, les enfants sont rattachés au lignage de leur mère, et ils sont d'office sous l'autorité de leur oncle maternel.

Autrement dit, l'homme exerce son autorité sur ses neveux et nièces, mais pas sur ces propres enfants qui sont rattachés au lignage de son épouse.

 
Lorsque l'on demande à un Trobriandais d'expliquer la procréation, il répond que la femme est fécondée par un "esprit", et nullement par son époux. Si on leur demande à quoi bon se marier, si les esprits suffisent à féconder les femmes, ils vous répondront : les femmes se marient pour avoir des rapports sexuels avec un homme. Ce qui dans leur système de représentation n'a pas de signification triviale.

En effet, si les "esprits" fécondent les femmes, leur œuvre reste imparfaite : la vie qu'ils créent dans le sein maternel reste à un état "informe" et c'est l'époux qui par l'acte de copulation va donner une forme humaine à l'enfant. Copuler durant la grossesse, c'est œuvrer à créer l'image de l'enfant, à la manière d'un sculpteur qui façonne avec un instrument dans une pièce de bois. Le père, par le coït, façonne un humain et un enfant qui va lui ressembler physiquement, mais il n'est pas le concepteur de la substance corporelle et ne peut donc rattacher cet être à son lignage.

La dissociation de la sexualité et de la procréation
Dans la société occidentale la dissociation de la sexualité et de la procréation a été parachevée dans les années 1970 avec la généralisation de la pilule contraceptive. Elle est, d'après M. Pradelles de Latour, l'un des facteurs qui explique l'évolution de notre système familial. Elle a entraîné en effet dans son sillage la libéralisation des mœurs, la fréquence des divorces et la recomposition des familles. Les gardes alternées, la procréation assistée, l'homoparentalité, etc. ne sont pas sans rapport avec la dissociation de sexualité et de la procréation, et de la procréation et de la filiation.

À bien observer le fonctionnement des sociétés matrilinéaires, il apparaît que nous leur ressemblons d'une certaine façon…

 
En effet, dans une société matrilinéaire, les femmes sont plus libres (au quotidien, elles ne cohabitent pas avec leurs frères qui, seuls, ont autorité sur elles, mais avec un époux qui n'a que peu de droit sur elle). Dans ce type de société, les unions sont fragiles et les divorces sont fréquents, de l'ordre de 50% (le taux de divorce est de 46% dans notre société, contre un taux de 20% dans les sociétés patrilinéaires).
Chez les matrilinéaires, le divorce n'est " que " la perte d'un allié car l'unité familiale de base (le clan matrilinéaire) reste intacte. Les nouvelles règles sur la famille font que le divorce n'est rien de plus que la fin du couple, et nullement celle de la famille qui perdure au travers des liens d'alliance matrimoniale entre les groupes de filiation.
Pouvoirs des ascendants : la potestas
À observer les matrilinéaires d'un peu plus près encore, on est frappé par l'intérêt de leur comportements envers les enfants. Il n'y a pas, chez eux, de despote "patriarcal".
Les pouvoirs exercés sur les enfants sont partagés entre l'oncle et le père. M. Pradelles de Latour, reprenant la distinction latine entre "potestas" (le pouvoir) et "auctoritas" (l'autorité), définit comme "potestas" le pouvoir de l'oncle sur son neveu utérin et comme "auctoritas" le pouvoir du père sur ses enfants.
 
Garant de l'appartenance au groupe, l'oncle a le devoir de nourrir ses neveux et nièces (il fait don d'une partie de sa récolte à sa sœur) et d'assurer les soins lorsque ceux-ci sont malades. Il transmet les valeurs du groupe et il a le droit de punir, si l'un de ses neveux ou nièces contrevient aux lois du groupe.

L'oncle Trobriandais qui détient la "potestas" est le "père du groupe".

Le pouvoir du père est, lui, "auctoritas"

Pouvoirs des ascendants : l’auctoritas
Le père, lui, n'a pas tant de pouvoir, mais il joue un rôle prépondérant. Il est l' "auctoritas" (au sens où on l'entend d'une " autorité scientifique "), c'est-à-dire qu'il est une personne "compétente" pour apprendre l'art de diriger sa vie à son enfant.
L'enfant l'accompagne à la chasse, à la pêche et dans les champs ; il lui enseigne la valeur des choses et les usages de la vie sociale. Il prête une terre à son fils afin qu'il s'exerce à cultiver et lui achète sa récolte pour l'initier au commerce.
 
Par la mécanique du coït, le père fabrique un être à son image, et comme éducateur, il offre à son enfant un modèle d'identification. Le père matrilinéaire n'a pas le droit de taper ses enfants et de les soumettre à ses dictats, et son principal souci est d'avoir des enfants, dont on dira avantageusement qu'ils lui ressemblent et qu'ils sont insérés socialement dans des réseaux d' échange.

Le père Trobriandais, qui détient l’auctoritas est le "père des échanges".

La dissociation de l'auctoritas et de la potestas
Ce qui est frappant, c'est que notre société tend, elle aussi, à dissocier la "potestas" et l' "auctoritas". Ces deux formes de pouvoirs sont confondues chez les patrilinéaires, et elles le furent aussi dans la famille bourgeoise du siècle dernier. Cette confusion allait de soi à l'époque où dominait la production agraire ou artisanale : le père était dans la maison le chef de famille (père du groupe) et le chef d'exploitation sur la ferme ou l'atelier (père des échanges). Du fait de ce continuum Père-Patron, il suffisait d'inculquer à ses enfants la loi du groupe pour que ceux-ci s'insèrent dans la société et le jeu des échanges, l'une étant étroitement liée à l'autre.
Ce monde simple a disparu. Aujourd'hui, l'intériorisation des lois du groupe ne suffit plus à celui qui veut être socialisé.
 
Pour s'insérer dans les relations sociales, il faut avoir des compétences techniques et psychologiques : apprendre les procédures complexes qui règlent les modalités de l'échange, identifier les filières et les réseaux utiles et intéressants. Dans cette époque d'échanges généralisés, où l'instabilité des circuits d'échange prime la stabilité et l'ordre des groupes institués, le souci principal des parents est d'apprendre à leurs enfants à faire des choix pertinents et de les inscrire dans les "bons" réseaux (le bon quartier, la bonne école, la bonne filière, etc.) et de leur apprendre à savoir y conserver leur place.

La pression sociale fait que l'exercice de l'auctoritas devient plus déterminant que l'exercice de la potestas.

Contextualisation dans le travail socio-éducatif
En somme, il y a un modèle patrilinéaire structuré par le rapprochement de la sexualité et de la procréation et par le lien entre la potestas et l'auctoritas, le père " despote " étant le symbole même de ces conjonctions. Le modèle matrilinéaire dissocie la sexualité de la procréation et la potestas de l'auctoritas pour aboutir à un système plus souple.

La distinction entre auctoritas et potestas est opérationnelle. Pradelles de Latour nous a évoqué son travail avec un foyer de la PJJ où a été mis en place un système de " double-référent " pour les jeunes accueillis.

L'un des éducateurs (à l'instar de l'oncle matrilinéaire) s'occupe plus particulièrement des difficultés quotidiennes (problèmes matériels, problèmes de santé) et de faire respecter les règles de vie du foyer.

 
Un autre éducateur (à l'instar du père matrilinéaire) s'occupe plus particulièrement d'aider le jeune à s'inscrire dans un projet et à développer une habileté relationnelle pour trouver une place acceptable et satisfaisante.

La dissociation de ces deux fonctions oblige le jeune à avancer, dans la mesure où l'équipe éducative ne se laissera pas perturbée ou culpabilisée par un jeune qui justifie son " pétage de plomb " dans le foyer par le fait qu'il n'a pas de projet ou qui justifie la mise en échec d'un projet d'insertion en invoquant la mauvaise ambiance du foyer.

En mettant sur deux plans distincts, l'espace du groupe et l'espace des échanges, on sort de la confusion du " tout est dans tout " et on renforce la cohérence de l'action éducative.

De nouvelles approches à développer
La distinction entre auctoritas et potestas permet aussi d'apprécier l'aide dont les familles ont besoin face aux adolescents en souffrance : sans doute ont-elles besoin de ces étayages qui sont du registre de la potestas : l'aide sociale, l'accès aux soins, l'intervention de l'autorité lorsqu'il y a transgression.
Mais n'ont-elles pas tout autant besoin d'une aide dans le champ de l'auctoritas, c'est-à-dire d'un type d'aide qui facilite l'insertion des jeunes dans des projets et dans des relations d'échanges satisfaisantes ?

Prenons un exemple concret : l'école intervient certes dans le champ de la potestas : respect des règles du groupe, aide sociale, surveillance sanitaire, signalement au parquet des actes délictueux…mais son rôle principal relève de l'auctoritas : enseigner des compétences et transmettre des qualifications.

 
On peut déplorer le manque de moyens, mais on ne peut retirer à l'Education nationale le fait qu'elle accomplisse ces missions avec des professionnels compétents (CPE, AS, infirmières, etc.). Par contre dans le champ de l’auctoritas, la principale structure présente est le Centre d'Information et d'Orientation (CIO), structure qui manque de moyens, mais qui est, surtout, performante pour renseigner un jeune qui a déjà un projet professionnel. Par contre cette institution est en difficulté pour prendre en charge un jeune en souffrance qu'il faudrait aider dans l'élaboration d'un projet.
Il y indéniablement tout un champ du travail socio-éducatif à développer si l'on veut aider efficacement les jeunes et leurs familles…

C-H Pradelles de Latour, "Incroyance et paternité", ed. EPEL, 2005