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Economie parallèle et trafics

L’attachement à la cite, la réputation, les groupes de pairs

L'ATTACHEMENT À LA CITÉ, LA RÉPUTATION, LES GROUPES DE PAIRS,
résumé de la conférence de M. Thomas Sauvadet, sociologue

Résumé de la Conférence de T. Sauvadet, Conférence, prononcée le 21 mars 2003 à la Maison de Quartier des Carreaux de Villiers-le-Bel. Résumé de E. Meunier. 3e conférence du cycle "souffrance psychique des jeunes", article paru dans Correspondances n° Printemps 2003. L'auteur observe la formation d'habitus violents parmi les jeunes qu'il désigne comme faisant parti de la " communauté juvénile de l'espace public ". Ces jeunes sont paradoxalement les premières victimes de cette violence des jeunes qui est aujourd'hui tellement médiatisée.

Correspondances, Printemps 2003
 
La communauté juvénile de l'espace public

M. Thomas Sauvadet, rappelle tout d'abord que l'étiquette jeunes de cités ne désignent en fait qu'une fraction de la jeunesse qui vit dans les cités.

Le terme désigne les jeunes qui occupent l'espace public. Ces jeunes, selon les cités, ne représentent que 3 à 8% des moins de 25 ans, et il s'agit pour l'essentiel de garçons. La grande majorité des garçons et la quasi totalité des filles qui vivent dans les cités ont une sorte d'invisibilité sociale : ils restent chez eux et/ou tissent leurs réseaux de sociabilité hors de la cité. Ils évitent de "traîner" dans les halls et s'abstiennent de fréquenter les structures de quartier.

 

La fraction de la jeunesse des banlieues qui est effectivement engagée dans des modes de vies où la violence joue un rôle déterminant, M. Thomas Sauvadet l'appelle la communauté juvénile de l'espace public.

Il ne s'agit pas ici d'abonder dans le sens de la théorie sécuritaire dite des noyaux durs qui attribue toute la souffrance des gentils pauvres à l'action liguée de quelques mauvais pauvres, mais de prendre conscience que les premières victimes de la violence des jeunes ce sont justement ces jeunes, fortement exposés du seul fait que leur sociabilité se construit dans la rue.

Une communauté hétérogène

Ce qui unit les jeunes de cette communauté, c'est un relâchement de leur lien avec l'espace privé et familial, qui les amène à rechercher, par défaut, un espace de socialisation dans l'espace public.

L'espace familial et privé devient un lieu dont la fonction se résume parfois à la satisfaction de besoins primaires (manger, dormir).

Les motifs de ces dé-liaisons peuvent être la suroccupation d'un logement exiguë, les tensions intrafamiliales, les nécessités et les désespérances engendrées par la pauvreté.

 

Cette communauté a un vernis d'homogénéité, notamment à cause de sa masculinité et de l'adoption de codes très repérables tant au plan vestimentaire, que musical ou langagier.

Mais cette communauté est en fait extrêmement hétérogène de par les tranches d'âges des individus qui la composent (de 6 ans à 30 ans), de par la hiérarchisation des places occupées par chacun des individus et de par le fait qu'elle est une communauté qui n'existe que pour compenser une perte de liens avec l'espace privé et familial. Nous sommes loin de cette amicale des mauvais pauvres pointée par la doctrine sécuritaire.

Habitus violents et hiérarchie des individus
T. Sauvadet distingue quatre types de jeunes à l'intérieur de cette communauté :
- Ceux qui y occupent une position centrale dominante, qui ont pour caractéristique d'être entrés précocement dans cette communauté et d'y avoir acquis une réputation fondée sur un usage " raisonné " de la violence, c'est-à-dire une capacité à exercer un leadership sans générer une violence telle que les liens sociaux entre individus soient brisés.
- Ceux qui y occupent une position centrale dominée sont ceux qui sont entrés précocement dans cette communauté, mais qui se révèlent incapables d'exercer un niveau de violence suffisant pour être respectés ou qui commettent des actes de violences réprouvés ou jugés " fous " par la communauté.
 

La réputation du jeune dans le groupe de pairs est donc fonction d'un capital guerrier qui n'est reconnu qu'autant qu'il est auto-limité.


T. Sauvadet décrit comme occupant des positions périphériques les jeunes qui entrent plus tardivement dans cette communauté, et distingue d'une part, une minorité qui s'adapte à ce mode de vie violent (bien souvent, ils y entrent à la préadolescence dans un contexte de rupture scolaire et familiale) et d'autre part, une majorité qui ne parvient pas à s'adapter à ce mode de sociabilité (bien souvent, ils y entrent à l'adolescence dans un contexte de recherche d'une position virilisante).

Bénéfices liés à la "réputation" : le respect comme valeur "familiale"

Acquérir une position enviée dans la hiérarchie de la communauté offre un avantage psychologique non négligeable pour un jeune en rupture avec sa famille.

Celui qui est respecté est entouré d'une sorte de prévenance qui est celle l'on accorde habituellement aux proches : on le salue chaleureusement et on s'enquiert à son sujet ; on lui prête volontiers tels objet qui à l'heure de lui plaire ; on lui propose spontanément de se désaltérer avec la canette que l'on vient d'acheter et on ne s'offusque pas qu'il la rende pratiquement vide ; on attendra qu'il se soit lassé d'une moto volée avant de songer à l'utiliser soi-même.

 
L'individu respecté bénéficie d'une position idéale d'enfant roi, objet de prévenances continuelles. Le respect n'est pas dû qu'au leader ; il s'étend à ses proches : on ne squatte pas le hall de l'immeuble où habite ses parents ; on ne joue pas au tennis sur le mur de leur immeuble ; on dit "bonjour" à ces adultes estimables en prenant soin de cacher les canettes et les joints ; et bien sûr on traite les petits frères et sœurs du leader comme s'ils étaient les enfants les plus sympathiques de la terre. Grâce à sa réputation le jeune acquiert le sentiment de protéger sa famille et, en somme, la protégeant, il reconquiert un objet d'amour dont s'était senti privé.
Bénéfices liés à la "réputation" : l'accès à l'économie de trafics
La réputation est l'élément déterminant pour accéder à une position dominante dans l'économie de trafics, largement fondée sur des pratiques de "coopératives" et de "prêts". Elle requiert des leaders respectés qui garantissent la répartition équitable des drogues ou des biens recelés acquis par les jeunes qui ont mutualisé des fonds pour bénéficier de prix de gros. Ces leaders négocient avec des réseaux mafieux et doivent exercer une pression efficace sur les débiteurs à qui des fonds ont été prêtés pour qu'ils se "lancent" dans le bizeness. Un dealer qui n'a qu'un faible capital guerrier ne fera pas de profits : il devra courir après ses débiteurs et s'exposera à des arnaques tant sur la qualité que la quantité.
 

Les leaders s'assurent des revenus qui oscillent entre 2 000 et 5 000 € par mois. Cette réputation est d'autant plus nécessaire quand le trafic est exercé à l'intérieur de la cité car les ressources sont faibles et les vendeurs pléthoriques. Ceux qui trafiquent dans les établissements scolaires ou à l'Université ont moins besoin de ce capital de réputation car la concurrence est moindre et les acheteurs plus vulnérables.

En accédant à ces revenus ils acquièrent la possibilité d'aider matériellement leur famille, ou du moins, ils se donner l'illusion de le faire, sans voir comment ces revenus déstructurent les liens familiaux (place du père, etc.).

Destructivité et mortification

Une minorité bénéficie de ce système. Certains se pensent comme des entrepreneurs et sont en quête de respectabilité. Ils rachètent des commerces, accèdent à des postes ayant une visibilité sociale et ils s'allient parfois avec des responsables politiques qui imaginent pouvoir, grâce à eux, acheter la paix sociale. La "réussite" apparente de quelques uns ne doit pas faire perdre de vu que les premières victimes de ce système sont les membres de cette communauté.

Les plus fragiles commettent les actes les plus dangereux au profit de ceux qui dominent et sont les premiers exposés à la répression. L'incapacité à limiter sa propre violence conduit à l'exclusion des établissements scolaires et provoque la lassitude des travailleurs sociaux.

 

Ces jeunes ne sont pas dupes de l'impasse dans laquelle ils s'engagent. Mais la difficulté à trouver une alternative à ce mode de vie les conduit à préférer être quelqu'un parmi les pauvres, plutôt que rien dans la société.

La formation d'un habitus violent passe par un processus de mortification, par des mises à l'épreuve et une censure des sentiments et des émotions, en particulier amoureux.

Les filles sont généralement tenue à l'écart de cette communauté. Certaines cependant, qui partagent un même sentiment d'absence d'espoir d'avenir, s'adaptent à la violence et se virilisent pour trouver leur place dans cette communauté très masculine.

Les caïd pleurent à l'hôpital et dans les foyers
Les bénéfices liés à l'acquisition d'un habitus violent sont substantiels pour les jeunes les plus fragiles. Les stratégies de prévention précoce doivent intégrés des projets qui permettent à ces jeunes de se valoriser autrement afin que l'estime de soi passe par d'autres voies que ces jeux de domination. Il y a lieu de s'interroger sur la place de la culture dans les banlieues : comment notre culture qui se veut une culture ouverte, connectée sur le monde, universaliste peut elle à ce point laisser les jeunes des milieux populaires dans la conviction qu'ils n'ont pas d'avenir hors des cités ? La limitation spatiale et la limitation dans l'accès aux biens culturels ne sont sans doute pas étrangère aux limites de l'espérance des jeunes.
 

Pour travailler avec les jeunes déjà engagés dans ces pratiques, il faut garder à l'esprit que la cité est un espace qui exerce une forte prégnance.

Pour travailler, il faut leur donner les moyens de prendre de la distance avec cet environnement. Les caïd pleurent à l'hôpital et ils se racontent dans un foyer.

Pour multiplier les chances de travailler avec succès auprès des jeunes les plus en rupture il conviendrait de créer des espace d'écoute et de dialogue dans ces lieux qui offre un "recul" par rapport à la cité.