REVUE DE LA LITTÉRATURE ET DONNÉES RÉCENTES Dr Laure NACACHE (a) , Dr Béatrice CHERRIH (b), Dr Angelina DARREYE (c), Pr Claude LEJEUNE (d) |
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Le Flyer N°36, Mai 2009 |
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LA GROSSESSE CHEZ LES FEMMES HÉROÏNOMANES | ||
A. La situation en France | ||
En France, 1/3 des héroïnomanes sont des femmes, ce qui représente 50 000 à 100 000 femmes. Le nombre de grossesses et d'accouchements de femmes héroïnomanes ne peut être correctement évalué ; les patientes, parfois marginales, sont difficiles à recenser (1).
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Mais on estime que plusieurs centaines de femmes héroïnomanes sont enceintes chaque année en France, avec une évaluation de grossesses menées à terme entre 500 et 2500 (2).
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B. Diagnostic tardif de grossesse | ||
L’aménorrhée (absence de menstruations) ou des cycles irréguliers sont fréquents sous opiacés (altération de l’axe hypothalamo-hypophysaire (3)). Les femmes pensent donc parfois être stériles, ce qui peut les conduire à arrêter toute contraception. La fréquence accrue des maladies sexuellement transmissibles avec leur retentissement possible sur la fertilité et une diminution de la libido sous opiacés induisent également une mauvaise observance en matière de contraception (4). Les états de fatigue du premier trimestre sont facilement confondus avec des signes de manque et peuvent entraîner une surconsommation de produits, plutôt qu’un questionnement sur la possibilité d’un début de grossesse (5). Chez les héroïnomanes, la grossesse était souvent diagnostiquée tardivement voire non reconnue ou déniée jusqu’à l’accouchement (1). La première consultation à la maternité pouvait parfois correspondre au jour même de l’accouchement. Mais aujourd’hui, avec le développement des prises en charge structurées (équipes de liaisons, transdisciplinarité, formation des professionnels, TSO…), la situation s’est considérablement améliorée. La possibilité de choisir de mettre un terme à une grossesse tardivement diagnostiquée (IVG) est parfois impossible car le délai légal est dépassé (en France : 12 semaines). Cependant, si les conditions de suivi de la grossesse et de la maternité semblent préjudiciables pour la mère et l’enfant, l’IVG peut être justifiée y compris en dehors des délais légaux.
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La patiente doit alors mesurer avec l’aide de son médecin, et des professionnels de santé qui l’accompagnent, le bien-fondé de cette décision (4). La grossesse chez une femme héroïnomane est considérée comme une grossesse à risque, du fait de la consommation de produits toxiques (héroïne, alcool, tabac, stimulant…), de la précarité des conditions de vie et du faible suivi prénatal (2), qui lorsque celui-ci existe, est souvent irrégulier et insuffisant, avec là encore, des améliorations sensibles ces dernières années. De plus, la consommation illégale d’opiacés engendre souvent la crainte par la mère d’un signalement aux services judiciaires. Les mères héroïnomanes font encore parfois l’objet de suspicion quand à leur capacité réelle de s’occuper d’un enfant (6). Cette observation est corrélée par les données anciennes de la littérature qui indiquaient des taux de séparation mère sous opiacés – enfant, élevés : 52% à 12 mois, 91% à 24 mois (7). Un environnement où les sentiments de culpabilité et de méfiance sont renforcés peut compliquer la prise en charge de ces grossesses à risques (8). Pour toutes ces raisons, une prise en charge médico-psycho-sociale et l'instauration d'un traitement de substitution, quand l’indication est justifiée, diminuent la fréquence des complications. |
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LES RISQUES DE LA GROSSESSE DES FEMMES HÉROÏNOMANES | ||
A. Conséquences pour la mère | ||
Les avortements spontanés (15 à 30% selon les séries) et les accouchements prématurés (20 à 56% selon les séries) (9) peuvent être fréquents chez les femmes héroïnomanes, notamment non correctement prises en charge. En effet, les situations de manque favorisent les contractions utérines. L’alternance de phases d’intoxication et de sevrage est ressentie par le foetus comme un stress, dans un environnement utérin peu favorable. Ainsi, l’hyper-contractibilité utérine entraîne une insuffisance placentaire et par conséquent une souffrance foetale. Le sevrage intra-utérin occasionne à chaque fois un traumatisme pour le futur enfant (avec émission de méconium, augmentation des catécholamines dans le liquide amniotique, voire la mort) (10). |
- une fréquence plus élevée de présentation par le siège (liée à la prématurité), Une consultation d'anesthésie doit être prévue dès que possible au cours de la grossesse. L’objectif est de rassurer et d’informer la patiente sur le fait qu'elle pourra bénéficier d'une prescription de morphinique pendant la période de l'accouchement et du post-partum, ainsi qu’une analgésie obstétricale12. Cette consultation permet également à l’anesthésiste de prendre en compte les spécificités de la toxicomanie (complications potentielles, interaction avec les agents anesthésiques..) et celles d’une prise en charge de la douleur pré, per et postopératoire. |
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B. Conséquences pour l’enfant | ||
La grossesse chez une femme héroïnomane peut s'accompagner d'une augmentation des risques obstétricaux (fausse-couche spontanée, retard de croissance, prématurité...) et néonatals (hypotrophie, syndrome de sevrage) (13). En effet, tous les opiacées traversent le placenta et, après une prise d'opiacé par la mère, les taux sanguins s'élèvent très rapidement chez le foetus et ils diminuent beaucoup moins vite que chez la mère.
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Le syndrome de manque du nouveau-né est plutôt bien maitrisé et ne semble pas compromettre le développement de l’enfant. Celui-ci apparaît après un intervalle variant de quelques heures à 10 jours. Le syndrome de manque peut être retardé en en cas de poly-dépendances impliquant des benzodiazépines. Il associe irritabilité, hyperactivité, hyper-excitabilité, trémulations, mouvements anormaux, hypertonie, tachypnée avec parfois alcalose, apnées, diarrhée avec déshydratation (9). Mais, lorsqu’il s’agit de poly-dépendance, il est plus difficile de gérer les complications obstétricales et le syndrome de manque du bébé. |
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- Complications obstétricales | ||
Les complications obstétricales observées chez les femmes toxicomanes sont surtout le fait de toxicomanies associées (alcool, tabac, cocaïne) :
L’alcool est le produit d’addiction le plus dangereux pour le foetus. Une consommation modérée ou forte d’alcool pendant la grossesse peut être responsable d’un ensemble plus ou moins complet d’anomalies malformatives et dysmorphiques, d’un retard de croissance pré- et postnatal et de troubles graves du développement neurologique, cognitif et comportemental (15).
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C’est aujourd’hui la première cause de prématurité et de retard de croissance intra-utérin. L’exposition au tabac in utero, et/ou après la naissance est l’un des facteurs en cause en cas de mort subite du nourrisson (16). • La cocaïne et le crack : |
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En Résumé | ||
L'héroïne au cours de la grossesse n'est pas, en soi, source de complications majeures ni pour la mère, ni pour l'enfant. Les complications obstétricales sont surtout le
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fait de consommations ou dépendances associées (tabac et alcool), de l’alternance entre périodes de consommation et d’abstinence, du manque de suivi obstétrical ou des difficultés psycho-sociales.
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TRAITEMENT DE SUBSTITUTION | ||
La grossesse est aujourd’hui considérée comme une situation privilégiée pour l’instauration d’un traitement de substitution (5).
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La diminution ou l’arrêt du traitement n’est pas recommandée lors de la grossesse, sauf sous strict monitoring clinique et foetal (cf. chapitre sevrage).
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A. Avantage d’un traitement par la méthadone | ||
Le traitement de substitution chez les femmes enceintes héroïnomanes présente l’avantage d’améliorer leur suivi en les intégrant dans un cadre où la prise en charge est globale. Cela implique une amélioration du suivi de leur grossesse et des données périnatales ; résultat d’ailleurs soutenu par de nombreuses études (18),(19). Grâce à une ½ vie élevée (24-36 h), la méthadone maintient les taux d’opiacés maternels stables et minimise ainsi les épisodes successifs de pics plasmatiques et de périodes de manque que l’ont peut retrouver avec l’héroïne ou d’autres opiacés à demi-vie plus courte et qui sont générateurs de souffrance foetale (20). Sa cinétique lente, plus que pour n’importe quel autre opiacé, a pour conséquence une faible variation de ses taux plasmatiques sur 24 heures, ou sur des cycles plus longs. De nombreuses autres publications rapportent également une nette diminution de l’incidence des complications foetales et
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obstétricales, une diminution de la mortalité et de la morbidité sous méthadone (21). Un éditorial de J. Ward et al. paru dans Lancet (1999) (22) synthétise les différents bénéfices d’un traitement de substitution par la méthadone pendant la grossesse : |
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B. Posologie de méthadone | ||
Il n’existe pas, actuellement, de protocole bien défini concernant l’adaptation de la posologie de méthadone chez une femme enceinte. Cependant, plusieurs auteurs insistent sur la nécessité de maintenir des posologies adaptées, quelles qu’en soit le niveau, en cours de grossesse, voire d’augmenter la posologie en fin de grossesse (24). En effet, chez les femmes enceintes, pour une posologie de méthadone identique, le taux plasmatique est plus bas que la normal (25),(26). De plus, diminuer les posologies de méthadone en fin de grossesse, ce qui est souvent demandé par les femmes elles-mêmes afin de minimiser le SAN, semble plus souvent dangereux qu’utile (19). Il existe un risque non négligeable, chez les femmes éventuellement sous-dosées en médicament de substitution, de co-consommation de substances toxiques pouvant entrainer : - une aggravation globale du SAN en cas de polyintoxication (27),(28), - une aggravation en cas de consommation simultanée de cocaïne (29), - surtout, une aggravation, une prolongation et un caractère retardé du SAN (voire en deux vagues), en cas de prise simultanée de benzodiazépines (30),(31), |
- un SAN a également été décrit chez les nouveau-nés de mères alcooliques, qu’il existe ou non un syndrome dysmorphique d’alcoolisation foetale (32). De manière générale, la posologie pour le plus grand nombre doit être comprise entre 60 et 150 mg/j afin d’éviter une prise concomitante de toxiques illicites induite par un sous-dosage en méthadone (5). La grossesse entraîne des modifications physiologiques et métaboliques plus particulièrement pendant le 3ème trimestre (20) et des signes de manque peuvent être observés. La posologie adéquate de méthadone doit donc être déterminée individuellement en prenant en compte la symptomatologie de manque de la mère. La posologie pourra alors être ajustée (par palier de 5mg tous les 4 à 7 j,) avec une possibilité de bi-prise, si les symptômes persistent. Durant le 3ème trimestre, des chutes de méthadonémie sont également possible. Elles peuvent devenir suffisamment basses pour entraîner une souffrance foetale. Certains auteurs préconisent donc de réaliser des méthadonémies dès qu’il y a suspicion de sous-dosage afin de maintenir un taux constant (33),(34). |
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En Résumé | ||
Ne pas arrêter ou diminuer un traitement de substitution sans suivi médical.
La prescription de méthadone permet de réduire les risques obstétricaux et les effets sur le foetus et le nouveau-né. |
Maintenir une posologie adaptée en cours de grossesse, voire augmenter la posologie en fin de grossesse, est indispensable.
Ne pas hésiter à demander une méthadonémie si la clinique suggère un sous-dosage. |
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C. Allaitement et méthadone | ||
Dans l’esprit d’un travail sur les liens mère-enfant, il semble intéressant d’encourager cette pratique surtout s’il s’agit d’une demande formulée par la patiente. L’allaitement peut renforcer le rôle « nourricier » et « calmant » pour la mère comme pour l’enfant (lors de pleurs ou de syndrome de sevrage) (2). Comme il n’existe pas d’effet malformatif de la méthadone, l’allaitement maternel est donc possible. Le passage dans le lait maternel est très faible, notamment lorsque la méthadonémie se situe dans les fourchettes thérapeutiques habituelles (4). Le pic de méthadone se retrouve 4 à 5 heures après sa prise. Certains auteurs ont donc proposé d’éviter l’allaitement lors de ce pic35 mais, en pratique, le taux de méthadone reste très faible et assez constant sur 24 heures pour permettre l’allaitement à tout moment. Pour mémoire, en 1994, les recommandations américaines n’acceptaient un allaitement |
maternel que pour des doses de méthadone inférieures à 20 mg par jour! (36), ce qui était en décalage avec la réalité clinique. Mais quelques études ont pu démontrer l’absence d’un quelconque effet sur le foetus à des doses allant jusqu’à 80 mg par jour et des taux très faibles de méthadone dans le lait maternel pour des patientes avec des posologies élevées de méthadone. En France, les mentions légales des spécialités à base de méthadone permettent l’allaitement après évaluation du rapport bénéfice/risque. |
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En Résumé | ||
La méthadone n’est pas tératogène.
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Les quantités de méthadone dans le lait maternel sont trop faibles pour intoxiquer le bébé, ou pour prendre en charge le syndrome d’abstinence néonatale.
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SEVRAGE | ||
L’arrêt anarchique de la consommation d’héroïne provoque des symptômes de sevrage qui peuvent engendrer une anoxie placentaire néfaste quel que soit le stade de la grossesse. Pour la plupart des auteurs, le sevrage de l’héroïne est donc peu indiqué pendant la grossesse, voire contre-indiqué, car il fait courir des risques au nouveau-né (convulsions pouvant entraîner la mort). Dans ce cas, un traitement de substitution opiacée (buprénorphine ou méthadone) reste un bon moyen d’améliorer le suivi de la grossesse.
Si malgré les effets bénéfiques de la méthadone, la patiente (souvent influencée par son entourage) souhaite rapidement diminuer, voire arrêter ce traitement afin de passer du |
statut de toxicomane à celui de mère, il est possible de réaliser un sevrage méthadone à tout moment de la grossesse, sous couvert d’une surveillance par une équipe expérimentée avec, dans l’idéal, un monitoring foetal (41). Cependant, il est recommandé de réaliser le sevrage au 2ème trimestre de la grossesse avant la 32e semaine (42). En effet, un sevrage brutal au premier trimestre accroît le risque de fausse couche spontanée.
En résumé : |
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Détails des auteurs | ||
a : Dr Laure NACACHE, CSST, Hôpital E. HERRIOT, Lyon (69) |
c : Dr Angelina DARREYE , Equipe de liaison, CH MULHOUSE (68)
d : Pr Claude LEJEUNE, Service de Néonatologie, Hôpital L. MOURIER, Colombes (92) |
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Références | ||
1 Cayol V. & Corcos M., Grossesse et Toxicomanie : complications obstétricales substitution. La revue du Praticien. Gynécologie et obstétrique 2001, no51, pp. 9-12 .
2 Franchitto M. C.et al., Toxicomanie, femmes enceintes et maternité : une nécessaire évolution de la prise en charge, Toxibase, 2ème semestre 2000, 1-13 3 Flyer 32 4 Jubineau C., Grossesse et Méthadone : en résumé, Flyer HS n°1, juin 2003 5 Pouclet O., Méthadone et grossesse : revue récente de la littérature, Flyer HS n°1, juin 2003 6 E. Mazurier, Pourquoi une pédiatre a-t-elle publié sur Buprénorphine et grossesses de toxicomanes en France ? 7 GS Wilson, Clinical studies of infants and children exposed prenatally to heroin. Ann N Y Acad Sci. 1989;562:183-94. 8 Simmat-Durand L, Actualités bibliographiques : Grossesse et drogues illicites. Déviance et Société, 2002, 26, p 105-126. 9 Aubert, JP, Grossesse et consommation de drogues: comment contrôler les risques ?, La Revue du Praticien Médecine Générale, 14; 485; 24/1/2000; p 121-123 10 Richard D et al, L’héroïne. www.toxibase.org/Pdf/Revue/dossier_heroine.pdf 11 Lejeune C et al, Grossesse et substitution. Enquête sur les femmes enceintes substituées à la méthadone ou à la buprénorphine haut dosage et caractéristiques de leurs nouveau-nés, OFDT, Juillet 2003 paru dans Drug and Alcohol Dependence 82 (2006) 250–257 12 Lejeune C,et al., Prise en charge des femmes enceintes toxicomanes et de leurs enfants. Arch Pediatr 1997; 4: 263-70 13 Roques B., 1999, La dangerosité des drogues, Paris, Éditions Odile Jacob, La Documentation Française. 14 Wisborg K., et al. A prospective study of smoking during pregnancy and SIDS. Arch Dis Child 2000 ; 83 : 203- 206. 15 Lejeune C. Syndrome d’alcoolisation foetale. Devenir 2001 ; 13 :77-94. 16 Les recommandations de la conférence de consensus du mardi 30 novembre 2004 à l’ANAES 17 Lejeune C. et al. Devenir médico-social de 59 nouveau-nés de mère toxicomane. J Gynecol Obstet Biol Reprod 1997 ; 26 : 395-404. 18 Hagopian GS et al. Neonatal outcome following methadone exposure in utero. J Matern Fetal Med 1996; 5: 348-354 19 Mac Carthy JE, et al. Outcome predictors in pregnant opiate and polydrug users. Eur J Pediatr 1999; 158 : 748-749 20 Umans JG & Szeto HH. Precipitated opiate abstinence in utero. Am J Obstet Gynecol 1985 ; 151 :441-4. 21 Kaltenbach K,et al., Opioid Dependence During Pregnancy : Effects and Management. Obstet. & Gynecol Clinics of N. Amer. 1998 ; 25 (1) : 139-51. 22 Ward J,et al., Role of maintenance treatment in opioid dependence. Lancet 1999 ; 353 : 221-6. 23 Lejeune C. Spécificités de prise en charge de certaines populations. Femmes enceintes toxicomanes et périnatalité. HAS 1er et 2 février 2007. |
24 Drozdick J, et al,. Methadone trough levels in pregnancy. Am J Obstet Gynecol 2002 ; 187 : 1184-1188. 27 Dashe JS, et al. Relationship between maternal methadone dosage and neonatal withdrawal. Obstet Gynecol 2002 ; 100 : 1244-1249. |