SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

Economie parallèle et trafics

L'Ecole de la Rue

L'ECOLE DE LA RUE
Par Pascale Jamoulle, anthropologue
*
Cet article est paru en octobre 2005
dans la revue ‘La matière et l’esprit’,
n°4, de l’Université de Mons en Belgique. 
Nous remercions Pascale Jamoulle d’en autoriser
la publication sur rvh-synergie
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La cité, un espace défensif et protecteur

Pour comprendre les processus de socialisation des jeunes vivant dans des quartiers de logement sociaux, j’ai étudié les apprentissages que font certains groupes à ‘l’école de la rue’, dans l’espace public (1). Cet article se structure en trois parties  complémentaires.


Il relate les processus d’entrée dans les bandes, les codes de conduite et le schéma d’apprentissage de l’école de la rue.


Il éclaire les constructions des identités sexuées et les relations de genres.


Il suit l’histoire de mes interlocuteurs : les différents modes de sortie des bandes, l’entrée dans la vie adulte et les processus de régulation/dérégulation des risques que montrent leurs trajectoires.


Sur mon terrain, l’ancien bassin minier transfrontalier (nord de la France et Hainaut belge), pendant plusieurs années, je me suis immergée dans les relations sociales de trois cités de logements sociaux (les Mimosas, les Amazones et la cité du Phare (2), me rapprochant des vécus et des perspectives de jeunes gens touchés par des conduites à risque (3).  En les fréquentant longuement sur leurs lieux de vie, j’ai pu recomposer leurs réalités quotidiennes et leurs histoires.

En variant mes sources (observations, conversations informelles, entretiens, récits de vie, recueil de lettres, poèmes de jeunesse et autres archives personnelles…), j'ai cherché à accéder à leurs logiques et à celles de leur groupe de pairs, déchiffrant lentement leurs façons de vivre, de penser et de parler d’eux-mêmes. (4)

La plupart des adolescents vivant en cité diversifient leurs relations dans et hors du quartier. Certains n’en font pas du tout partie et se différencient radicalement du groupe ‘qui y traîne’. Quelques-uns ne se sont reconnus que là. La cité devient un espace défensif et protecteur. Ils s’inscrivent prioritairement dans cet espace de socialisation, se retrouvent entre garçons, par classe d’âge, dans les espaces sociaux qui n’ont pas de propriétaire officiel (pelouses, halls, cages d’escalier …) (5).  Ils se désignent comme des ‘jeunes de la rue’ ou ‘jeunes de cité’, faisant référence aux apprentissages complexes qu’ils font dans les lieux publics et à des goûts culturels communs (6).   ‘La jeunesse’ désigne, selon eux, la période d’indétermination sociale qui sépare la sortie de l’enfance et l’entrée dans le salariat. Leurs récits font généralement coïncider la fin de l’enfance avec les premiers engagements dans la sphère des prises de risques adolescentes. Leur ‘jeunesse’ s’est trouvée constamment prolongée ou réactivée par le décrochage scolaire, les avatars de l’entrée dans des vies professionnelles souvent faites, les premières années,  de ‘petits boulots’, de travail en noir et de débrouilles d’appoint.

Nono et Jenny : ‘l’école de la rue’, au féminin et au masculin

Les ‘jeunes de cité’ vivent des tensions structurelles, liées à l’incertitude économique et au marquage social de leurs quartiers, auxquels s’ajoutent bien souvent des tensions existentielles, propres à leur histoire et à leurs relations familiales. Pour raconter ‘l’école de la rue’, au féminin et au masculin, et son impact sur les trajectoires des jeunes, j’ai croisé les récits biographiques de Jenny et Nono, deux interlocuteurs ‘qui ont fait leur jeunesse en cité’. Aujourd’hui, elle est poétesse et étudiante, il est travailleur social. Tous deux sont des ‘atypiques culturels’ (7) , des individus qui, pour toutes sortes de raisons, se sentent parfois étrangers dans leur communauté d’origine. Ils n’en naturalisent pas les logiques et les codes sociaux mais les analysent rétrospectivement avec un regard distancié et une aptitude à les traduire dans les mondes extérieurs à la cité.

Nono vient des Mimosas, une cité sociale très métissée, d’environ quatre mille résidents, située en périphérie d’une grande ville du Hainaut oriental. Il a été éduqué dans une famille traditionnelle structurée par les valeurs du monde ouvrier. Jenny est une fille du Phare, une cité excentrée, presque abandonnée par les pouvoirs publics.

Jenny a vécu une  succession de violences familiales. Elle habitait  avec sa mère et sa fratrie dans ‘un building du malheur’, un des petits blocs à appartements du haut du Phare, ‘réservés’ aux femmes allocataires sociales seules avec leurs enfants. Nono raconte le fonctionnement interne des lieux de business masculins  où ‘les filles n’ont pas leur place’. Jenny relate la guerre des sexes dans sa famille et son quartier. Leur récit à deux voix tramera cet article. Je l’étofferai par des observations et des fragments de récits de jeunes vivant dans des quartiers de logements sociaux de la région.

1. Entrer dans ‘la bande de potes’ de la cité

Dans les relations adolescentes, la force du groupe est immense. Les obligations sociales construisent les destins individuels. Pour pouvoir habiter la cité, les jeunes  doivent nouer des liens avec l’environnement, entrer dans un groupe. Les ‘communs’, les lieux situés à l’intérieur des complexes de logements sociaux et qui n’ont pas de propriétaire officiel (pelouses, halls, cages d’escalier …), sont des lieux de vie pour les jeunes, d’autant plus si leurs foyers sont exigus, mal insonorisés et traversés par des tensions familiales aiguës. Les territoires, marqués par des tags et des graffs, font l’objet de ‘privatisations’ informelles et mouvantes par certains groupes, à certaines heures.


S’intégrer dans une bande, occuper un territoire et grimper les échelons de la hiérarchie de la cité est souvent vécu comme une nécessité pour la fabrique de l’estime de soi et l’accès au respect des autres. Prendre ses leçons du groupe, ‘faire son nom’ et celui de sa cité, est ressenti comme une obligation morale.

Pour Nono, entrer dans la bande des Mimosas fut de l’ordre de l’initiation : une nouvelle naissance, un accès à la société masculine. Ses parents l’ont laissé faire.

Dans l’ancien monde ouvrier, déjà, un jeune ne se sentait pas ‘devenir un homme’ en restant confiné dans le foyer domestique, mais bien en allant au-dehors, rejoindre sa classe d’âge, au coin de la rue (8).  En entrant de plain-pied dans la bande des Mimosas, Nono eut le sentiment de laisser son enfance derrière lui. « A l’âge de treize ans, ma famille est devenue la rue. Ta famille devient tes amis et les amis deviennent ta famille. Tes potes, tu les vois le matin, à midi, quand tu reviens de l'école, c'est toute ta vie. » (Nono) ‘Avoir été bande’, signifie, dans l’argot des cités,  ‘avoir fait partie d’une bande dans sa jeunesse’. L’utilisation du verbe ‘être’ est significative, l’appartenance au groupe de pairs devenant un des constituants essentiels de l’identité sociale. Quand ils ‘sont bandes’, ces jeunes affirment peu leur propre personnalité. Leur dépendance réciproque compte plus que leur autonomie ou leurs choix individuels. Ce n’est qu’en ‘se retirant’ de l’emprise leur ‘famille de la rue’, qu’ils peuvent vivre comme des individus.

Nono : Colère et honte de soi

Rétrospectivement, Nono pense qu’il est entré dans la bande des Mimosas, parce qu’il vivait là-bas et qu’il se sentait ‘en décalage’ avec les autres garçons de son école. Ses parents l’avaient mis dans un établissement ‘élitiste’, fréquenté par la jeunesse bourgeoise, où sa condition ouvrière lui faisait honte. « Tu as un monde de différence. C’est un sentiment de crainte, de jalousie et de rejet de cette facilité, comme toi tu n’as pas facile. »  Pour résister au sentiment d’infériorité sociale, avoir moins peur et gagner en d’assurance, il s’est associé. Le groupe est une ‘bonne protection’. Il donne du pouvoir. Le moteur des comportements à risque de ces jeunes est leur colère envers ceux qui ont ‘la facilité’ de l’argent.

Leur condition, vécue comme une humiliation, est un puissant levier. La donne qui leur est échue au départ, celle du statut social de leurs parents, leur fait honte. La honte de soi et des siens, intériorisée et projetée à l’extérieur, se transforme en mépris de l’autre (9). 

La bande des Mimosas méprise les ‘fils de bourge’ pour ne pas se mépriser elle-même. Par force et par ruse, elle impose à ‘ceux qui sont nés avec l’argent’,  ses propres règles du jeu. Elle voit l’école de Nono comme ‘un vivier’. En allant ‘chercher l’argent là où il est’, elle prend sa revanche ; elle réplique à la honte de vivre en cité sociale. Elle gagne un droit de tirage à la consommation et à la considération.

Jenny : être la copine du dealer et être « protégée »

Jenny, elle,  côtoie ‘la bande n°1’ de la cité du Phare dans la rue, à l’école, sur la place. Ils sont une vingtaine de dealers, sur la plaine du Phare, parfois plus en soirée quand ‘les petits’ se mêlent aux ‘grands’. Tous les jours, Jenny les voit, ‘habillés marques’, accoudés à des voitures de prix. « J’étais toujours toute seule. Un jour, ils m’ont appelée. Ils m’ont dit : ‘Viens !’ On a parlé. »   Il y a d’autres garçons au Phare, mais Jenny fraternise avec les dealers. Ils mènent leurs propres ‘affaires’ et gagnent leur vie. Ils échappent aux questions existentielles, à la dévalorisation et au sentiment d’enfermement intérieur, propres à l’adolescence. Dans une économie de la dépense, ils distribuent l’argent sans compter à des préadolecentes ‘qui n’ont jamais rien eu’.

A quatorze ans, Jenny entre dans ‘la bande  n°1’ parce qu’elle sort avec un des lieutenants, Serge. Elle y prend place en tant que ‘femme de Serge’. Chez elle, elle vit dans la terreur, abusée et maltraitée depuis des années par son beau-père. Dehors, avec sa bande, elle trouve une autre famille, elle vit enfin.  
Etre la copine d’un dealer, c’est être protégée et respectée dans le quartier, le temps de cette relation, mais c’est aussi accepter de ‘passer après le reste’, apprendre à l’attendre des soirées entières avec la peur qu’il meure ou qu’il soit incarcéré ‘parce qu’une affaire a mal tourné.’

2. Systèmes de normes et schéma d’apprentissage de ‘l’école de la rue’

‘L’école de la rue’ offre aux jeunes garçons un schéma d’apprentissage clair et hiérarchisé, un parcours à étapes pour ‘prouver leur valeur’ et se faire reconnaître. Sur leurs territoires, ils se fréquentent par niveau, en espérant une promotion. Même si, envers les échelons inférieurs, il y a une protection qui s’exerce, une distance  sépare la ‘bleusaille’ des ‘lieutenants’. ‘Les grands’ appellent les plus jeunes, ‘les petits’ ou ‘la relève’, de manière indifférenciée. Pour recevoir leur nom et gravir les échelons, ils doivent d’abord passer des épreuves et être remarqués. Comme les échanges de ‘vannes’, les combats de rue ritualisés, appelés aux Mimosas ‘les bronxages’,  sont des rituels de passage (10)  et des modes de régulation. Dans ces jeux guerriers, les jeunes gens règlent un certain nombre de conflits et se constituent un capital de réputation. Ils utilisent des terminologies militaires pour représenter les relations de la rue. Ils racontent un monde en guerre, où on ne peut construire un peu de sécurité qu'en prenant place dans des groupes ‘qui se tiennent’, structurés par des hiérarchies rigides, capables de mettre de l'ordre dans le chaos.

« Tu as les colonels, les généraux, les grands officiers. En dessous, tu as les lieutenants, les capitaines et puis tu as les soldats. Dans les soldats,  tu as les soldats bleus et les soldats. » (Nono) Pourtant, à la différence de la structure militaire, d'un défi à l'autre, ‘les grands’ sont susceptibles d'être rétrogradés. Le ‘capital guerrier’ (11)  de ces jeunes gens reste fragile. Les positions se perdent et se gagnent au jour le jour, selon les coups de force du moment. On est dans une gestion ‘coup d'état’ de l'espace public (12).  Les hiérarchies sont fragiles, contingentes, constamment susceptibles d’être remises en question.
La violence est intégrée, incorporée à la vie sociale, dans des relations duelles, où les ressources que chacun peut mobiliser assurent temporairement la meilleure position. Dans la bande de Nono, les conduites à risque permettent de se constituer un capital identitaire masculin positif. Elles produisent de la distinction à l’adolescence et permettent d’établir une hiérarchie entre pairs. Elles sont souvent des conduites de performance qui augmentent le capital guerrier des ‘grands hommes’, légitiment leur ascension dans les hiérarchies de cité et construisent l’estime d’eux-mêmes.

Code masculin, rapports de domination et réputation

La bande de Nono est un univers masculin, régi par ‘un code garçon’ de compétition intense, où les amis d’hier peuvent devenir les ennemis de demain. Ces jeunes sont tenus à des compétitions virilistes  impitoyables (13). 

 Comme il n’y a qu’un petit pas entre le faible et le fort, même entre amis, on se méfie, ‘on ne donne pas tous ses atouts’, on ne montre pas ses faiblesses. Ils ont la hantise de se faire ‘rabaisser’. Les offenses, les ‘mauvaises paroles’, des regards même les blessent et menacent leur sécurité identitaire. Dans leurs relations sociales, ils ne peuvent perdre la face. Leur demande de respect a peu d’exigence de réciprocité, elle passe souvent par ‘l’anti-respect’ d’autrui (14). 

L’anti-respect, la négation de l’autre, assied les positions et redore les blasons. Exigence de domination et de soumission créent des climats d’animosité entre garçons. Plus ils sont dépourvus de capital scolaire et de reconnaissance sociale, plus ils sont réduits en terme de ressources à leur capital corporel (leur vaillance, leur force de combat, leurs capacités viriles) pour établir leur position dans le groupe de pairs et avoir accès aux jeunes filles qu’ils convoitent.

Leur réputation leur assure sur leur territoire une position dominante. Elle est aussi une assurance tous risques, un fond de commerce, une carte de visite et une garantie dans ‘les affaires’ de la rue. Elle leur assure des protections sur les territoires voisins.
Le sens de l’honneur se trouve au cœur de la culture des rues parce qu’il est une réplique au stigmate (15).   L’honneur est une affaire de famille, de clan et de cité. Il impose aux ‘noyaux durs’ de contrôler le territoire de la cité, de garder la face, de s’imposer par divers exploits  - joutes verbales,  provocations ou passages à l’acte violents. Plus les groupes d’adolescents vivent à l’écart des lieux où la jeunesse peut s’exprimer et se faire reconnaître (réussite scolaire, culture, sport …) plus les questions d’honneur sont territorialisées.
Dans les infra-hiérarchies de jeunes de cité, les stigmates sociaux sont inversés. Aussi, pour se construire une position dans la bande des Mimosas, Nono a un handicap. Sa famille est établie dans la zone de maisons uni-familiales, considérée comme « le coin à bourges » de la cité. Or, les ‘boeufs’ (les leaders du micro-business des Mimosas) respectent d’emblée plus ceux qui habitent au cœur du ‘Bronx’, dans les blocs les plus ‘mal famés’. Grâce à l’aura des frères et des cousins, ils ont plus de facilités à ‘se faire un nom’.

Business et réparation des vécus d’invalidation sociale.

Au système de classification ‘fort/faible’ de la cité se superpose un système de classification ‘riche/pauvre’ basé sur les capacités commerciales du business (16).  Des jeunes de cité postposent leurs désirs de réussite sociale, espérant y avoir accès par le travail et la formation, mais beaucoup constatent que les dés sont pipés et l’ascenseur social en panne dans l’économie légale. Aussi, pendant la période qu’ils nomment ‘leur jeunesse’, ils transposent leurs aspirations à ‘se démarquer’ et  à ‘gagner leur vie’ dans les réseaux clandestins (17).  Cette économie ‘souterraine’ (puisqu’elle échappe au fisc) a toujours existé. A l’époque industrielle déjà, dans les cités ouvrières, les populations échangeaient des ‘coups de mains’. Chacun ‘bricolait’ et  participait aux échanges pour boucler les fins de mois. Début des années 1990, quand les probabilités d’emploi des jeunes non qualifiés ont chuté de manière drastique, dans les complexes de logement sociaux comme partout en ville, ‘les affaires à faire’ se sont diversifiées.

‘Bidouillages’ des véhicules, recels,  reventes de biens ‘tombés du camion’, trafics de psychotropes, de produits de luxe …. ont pris une ampleur sans précédent. Dans la plupart des cités, ‘les noyaux durs’ ont fortement intériorisé les normes de la société consumériste, et au-delà, ses valeurs de compétition néo-libérales. Ces jeunes se sentent à la fois trop exclus des logiques capitalistes et trop intégrés dedans (18).  

Ils veulent grimper les échelons de la réussite sociale et de la consommation. Même si c’est un travail dur, flexible et risqué, le business est la seule économie réelle à laquelle ils pensent avoir accès (19). 

L’envers de la honte sociale, c’est l’épate et la sape. Le jeu de la frime fait fonctionner le consumérisme. Porter des vêtements de marques, posséder les dernières versions de GSM et parader dans des voitures de luxe réparent les vécus d’invalidation sociale.  

Ecole de la rue : apprentissages et compétences

Les ‘entrées en business’ sont étroitement liés à l’échec scolaire et au ‘dégoût de l’école’ ambiant. Ces jeunes ont  grandi dans la  culture de la provocation et de l’affrontement verbal des jeunes de cité. Ils ont peur de l’avenir, alors ils font peur. Ils veulent de l’amour, et se sentent rejetés, alors ils cassent et ils insultent.

La plupart des jeunes des noyaux durs ont arrêté l’école dès la fin de l’obligation scolaire. Pris dans les logiques de la rue, hyper-sensibles aux situations d’humiliation, ils ont concentré sur eux la surveillance des adultes et fini par lâcher prise. Depuis, ils se lèvent vers midi et ‘s’entassent’ jusqu’à la nuit dans la cité.

A l’école de la rue, on apprend ‘sur le tas’, ce qui est directement utile, en se débrouillant par soi-même et ‘en regardant les grands faire’.

L’ancien monde ouvrier a transmis aux jeunes ses schèmes de débrouillardise et d’inventivité pragmatique.

 Traditionnellement, le monde populaire a le goût du concret et des savoirs pratiques.

L’économie de la rue offre aux jeunes un écolage alternatif, de proximité, où ils peuvent  se montrer  ‘bons dans la pratique’, acquérir le bagou des aînés, apprendre les gestes et les postures des auxiliaires du ‘business’, par imitation.
Ce schéma d’apprentissage valide certaines compétences qui se révèlent dans l’action - la ruse, les capacités sociales,  l’improvisation en situation, l’autorité,  l’aptitude au combat, la capacité à ‘faire la thune’… - plutôt que les acquis de la classe dominante (20). 
Ils apprennent par le jeu, en s'amusant, les conduites à risque utiles en rue. Ils ‘se traitent’ amicalement, ‘se la jouent’, théâtralisant les comportements de domination qu’il leur faudra exercer, plus tard, pour ‘monter les échelons’. Ils développent leur audace et leur maîtrise d’eux-mêmes. Ils aiment être ensemble pour ‘délirer et faire des choses marrantes.’
En jouant, ils apprennent les stratégies et les tactiques utiles dans l’économie de la rue: se dissimuler, prendre leurs risques, assumer ses erreurs, maîtriser leur peur, ‘baratiner’, ‘déconnecter’ en consommant des psychotropes. Grâce à l'impulsion, la force et la protection du groupe, à l’école de la rue, ils s’endurcissent, s’adaptent à la dureté des rapports sociaux (21), acquièrent  une connaissance complexe des jeux d’alliance et des codes de conduite de la rue.

Savoir faire et « psychologie » de la rue

La cité façonne les corps et les parlers. Les réflexes et les attitudes s’incorporent, les schèmes d’actions s’intériorisent (22).  Les gestuelles se transmettent sans que ces jeunes n’en aient vraiment conscience, par mimétisme, machinalement. «C’est très physique la cité. Un gars de cité, ça se voit à sa façon de parler. Il n'y a pas de fioriture, pas d'emballage.  On est marqué aussi physiquement, la démarche, le regard fixe, droit. » (Nono)

Pour atteindre l’autre ou le grandir, une bonne utilisation de la rumeur est essentielle. Une éloquence percutante et une bonne maîtrise des circuits de la rumeur et de ses jeux d’information/désinformation sont nécessaires pour assurer sa position dans la cité (23).  Les réputations s'élaborent à partir d'observations ou de fictions, amplifiées et déformées par ‘le tam tam de la cité’, qui court d'un parvis à l'autre, sans qu'on puisse distinguer le vrai du faux. Les exploits de chacun sont commentés dans une chaîne d’interactions orales.

Dans les modes de vie de rue, ‘la psychologie’ participe à construire les réputations. Dire de quelqu’un : «Il est malin. Psychologue, le gars !» désigne un ensemble d’habiletés stratégiques : la rapidité en matière d'analyse des situations, l'inventivité du ‘mentir vrai’, les capacités d'exploitation des personnes et de leurs ressources.

Dans l’économie de la rue, ‘le psychologue’ est celui qui possède l’art d’embobiner son interlocuteur pour en tirer le maximum de profits. Utiliser sa ‘psychologie’ pour ‘faire un max de thune’ est une stratégie plus validée que la force brute, le ‘psychologue’ jouit de plus de considération que le ‘perpète’ (celui dont la violence est sans limite).

La psychologie des business est sans doute à mettre en relation avec les versions ultra-libérales de la psychologie d'entreprise. Elle cherche à utiliser au mieux les ressources humaines en fonction des stratégies de réduction des coûts et de maximalisation des bénéfices. Le sens du commerce, la diversification des produits et des filières de revente sont une des bases du jeu complexe et mouvant des positions dans la cité.

Psychotropes et défense contre le « stress de la vie »

La plupart des jeunes des ‘noyaux durs’ consomment toutes sortes de  psychotropes. Dans l’après-midi déjà, canettes de bières et joints soutiennent leur éloquence et humour particuliers.  En soirée, le rythme s’accélère, les joints circulent sans discontinuer, tandis que certains passent aux alcools forts. Le week-end, beaucoup prennent de la cocaïne ou des drogues de synthèse pour intensifier les plaisirs festifs. Pourtant, la plupart ne dépassent pas un certain seuil. Ils ont trop vu d’amis perdre la mesure pour ne pas vouloir la garder, à toute force, rompant d’ailleurs généralement contact avec quiconque est ‘tombé accro’, même l’un des leurs. Dans les bandes, maîtrise de soi et ‘force de caractère’ sont associées. Ceux qui perdent le contrôle de leurs consommations sont l'objet de méfiance et de mépris, leurs positions basculent rapidement.  La dérégulation est un signe de faiblesse totalement inacceptable. Les conseils de modération et de réduction des risques liés aux drogues ont du sens dans leur monde. L'image de l'héroïnomane représente la faillite de ‘l’école de la rue’. Il n’est pas pensable de les fréquenter parce qu’ils portent la marque de l’échec. Ils provoquent la gêne, le dégoût et le rejet. On les met à distance et on s’en distingue ostensiblement. Les jeunes filles, qui se laissent déborder par leurs usages de psychotropes sont encore plus ‘mal vues’, tout particulièrement celles qui ont fait des séjours en centre de soin. Quand les médicaments deviennent ‘la bête noire’ de Jenny, elle est admise dans un service psychiatrique. Après son sevrage, Jenny est totalement rejetée par ses pairs.

 

Beaucoup de jeunes gens qui occupent les espaces communs de leur cité vivent dans des temporalités immédiates. Ils s’arrangent pour ne pas s’inquiéter de leur avenir ni se retourner sur leur passé. Selon eux, ‘on ne gagne rien à se squatter l’encéphale’. Le recul réflexif n’amènerait que ‘du stress’, de la peur et de la tension. Ils sont dans  l’action. Il faut que ça bouge. L’insupportable, pour eux, est de se mettre à penser à leurs émotions. Ils vivent dans un rapport au monde où la sensation prime sur la réflexion. Ils collent à l’instant présent,  ce qu’il leur apporte comme image, goût, odeur, son, toucher, plaisirs ou déplaisirs particuliers. Cette notion du temps renvoie à l’adolescence en général et aux incertitudes multiples auxquelles ils sont confrontés (24). 

Ils veulent être ‘durs mentalement’ : développer une aptitude psychique à effacer tout ce qui pourrait les affecter. Cette posture existentielle est un mécanisme de défense collectif qui permet de ne pas se laisser perturber par ‘le stress de la vie’. En général, parents et enseignants disqualifient fortement les jeunes gens des ‘noyaux durs’. Ils leur reprochent de se renforcer les uns les autres dans un rapport à la vie ‘je m’en foutiste, fainéant et irresponsable’. Ils attendent d’eux une  ‘ligne de conduite’ : qu’ils retournent à l’école, entament une formation, trouvent un travail, bref qu’ils investissent sur l’avenir mais, les jeunes,  eux, n’anticipent pas (25).  Ils ne veulent pas ‘se prendre la tête’.

3. Construction de l’identité sexuée et rapports de genres

Le logement social regroupe de plus en plus de femmes vivant seules avec leurs enfants. L’évolution de la structure démographique des cités du Phare, des Amazones et des Mimosas va dans ce sens (26).  Dans les foyers,  quand la figure du père est affaiblie ou absente, des mères font un transfert d’autorité sur le fils aîné. Des  adolescents  prennent de plus en plus de pouvoir sur la vie de leurs sœurs et de leur mère surveillant leurs sorties, leurs tenues vestimentaires et leurs fréquentations. Ils leur imposent des attitudes qu’ils jugent ‘sérieuses’, susceptibles de garantir l’honneur de la famille. Des sœurs s’offensent de la surveillance tyrannique de leurs frères. Des mères n’arrivent parfois plus à reprendre, auprès de leur fils,  une place de parent (27).  Les climats se dégradent, de nombreuses familles vivent sous tension.

Des garçons reproduisent, sur leurs territoires, l’autorité du père, telle qu’ils imaginent qu’elle devrait s’exercer. Ils construisent dans le groupe de pairs cette image ‘viriliste’ et traditionnelle du père. Certains semblent compenser leurs difficultés à s’insérer dans la vie sociale, extérieure à la cité, en exerçant une autorité illégitime sur les femmes de leurs territoires.

Si des jeunes des ‘noyaux durs’ jouent à être des caricatures d’hommes, dans l’espace public, beaucoup restent très accrochés à leur mère et au périmètre de leur cité. Beaucoup de récits parlent de l’interdépendance qui fait stagner les ‘potes du bas des blocs’. ‘L’étique « étiquette » de dégénéré’ leur colle à la peau.  Autant le climat de la cité peut parfois apparaître comme ‘une jungle’ pour les extérieurs, autant l’extérieur peut être ressenti comme ‘une jungle’ par des adolescents fondamentalement mal à l’aise et insécurisés hors de leur territoire social. A l’extérieur, ils devraient exhiber des vulnérabilités, des manques ; tandis qu’à l’intérieur, ils contrôlent, ils ont assis une position, ils ont construit un monde qui les protège.

 

Quand ils doivent faire des démarches socio-administratives ou professionnelles, même les plus dominants ont besoin d’y aller à plusieurs, ou alors avec leur mère. Ils ont beaucoup de difficultés à entrer en relation avec ceux qui n’appartiennent pas à leur univers de référence. Devant un enseignant ou un guichetier, ils ne savent pas négocier, ils vont tout de suite au rapport de force. Ils les voient a priori comme hostiles. Alors ils sortent en bandes et se déplacent rarement seuls, le groupe restant la meilleure des protections. Ces jeunes doivent souvent mûrir, bien après leur majorité légale, pour intégrer les logiques adultes : prendre leur propre domicile, se distancier de la bande de potes de la cité, assumer leur solitude et leur vulnérabilité devant une femme aimée, accepter les cadres et les règles d’un collectif de travail, gérer un rapport plausible à l’autorité.
D’une cité à l’autre, d’une génération à l’autre, les rapports de genres se transforment. Les situations sont très hétérogènes et ne peuvent être généralisées. La violence sexuelle semble peu importante aux Amazones et aux Mimosas, tandis qu’au Phare, une des cités les plus paupérisées de la région (28), elle est de plus en plus marquée. Les maltraitances sexuelles menacent chaque jour d’avantage l’intégrité des jeunes filles. Le ‘noyau dur’ du Phare ne cesse d’affirmer, devant les autres garçons, sa virilité. Ces jeunes se distinguent radicalement des ‘petits lovers’, discréditant toute forme de tendresse et de sentiment amoureux. Constamment menacés de ‘perdre la face’, ils affirment une virilité relationnelle « construite devant et pour les autres hommes et contre la féminité, dans une sorte de peur du féminin, et d’abord en soi même. » (29)  Ils disent vouloir consommer le sexe féminin, dans toutes ses mises en scènes médiatiques, au profit de leur seule  jouissance masculine. Business, initiations et vie de rue entre garçons semblent produire un contingent d’hommes de guerre, pour qui l’affirmation de leur masculinité est centrale et le corps des femmes de plus en plus opaque.

Jenny : « marquée à sang »

Jenny est une fille du Phare. ‘Marquée à sang’ par la violence familiale, elle ne cesse de rencontrer des situations d’humiliation. A l’âge de quinze ans, elle fréquente de moins en moins la bande n°1 parce que son amour pour Serge la détruit. Quand elle aime, elle a  de ‘vieux démons’ qui se réveillent. La violence s’est installée dans son couple. Elle écrit  dans son journal intime : « Personne ne pourra me détruire, car je le suis déjà. » Se déclinent, dans les textes de Jenny, la répétition de la violence et ses oscillations de son père, à son beau-père, à Serge.
A l’âge de seize ans, après sa rupture avec Serge, Jenny entre dans ‘la bande n° 2’. Là, sa place est moins claire, elle n’est pas la copine de quelqu’un, elle a ‘une façon d’être’ masculine. Elle veut se mesurer aux garçons de la bande, alors elle consomme des quantités ‘mortelles’ d’alcool pour montrer ‘sa force’, ‘sa violence’, sa capacité d’intimidation et de maîtrise d’elle-même. Cette position est fragile. Jenny sait qu’elle joue un jeu dangereux. Lorsque la bande n°2 apprend que Jenny sort avec ‘un extérieur’, un adolescent qui n’est pas du quartier, elle décide de la punir et la traite comme les autres filles du Phare.  Elle subit viol, attouchements et menaces. Elle les garde secrets comme les autres violences inscrites dans sa vie.

 

Elle trouve ‘ses petits remèdes’, augmente les Xanax, s’auto-mutile, se frappe, boit et se soutient en consommant tout ce qu’elle trouve. Des épisodes  biographiques l’ont fragilisée, elle soigne ‘son intérieur qui souffre’ en s’exposant à la violence. Des jeunes qui ont vécu des expériences effroyables, et les ont refoulées, cadenassent leur mémoire au point même parfois de ne plus pouvoir se représenter la souffrance vécue. Mais l’angoisse continue à circuler dans leur corps et les met sous pression. Ils se ré-exposent compulsivement à la peur, pour ‘consommer de la pulsion’ et diminuer la pression intra-psychique. Ce registre interprétatif des conduites à risque est à la frontière de l’individuel et du social. Chaque processus traumatique donne lieu à des réponses intra-psychiques individuelles. Mais lorsque les agressions sont collectives, les réponses et mécanismes de défense tendent à se généraliser dans le groupe de population qui les ont subies. Les agressions sexuelles envers les jeunes filles créent les conditions d’une amplification des prises de risque post-traumatiques dans les familles et les quartiers.

Stratégies d’adaptation féminines à la violence des rapports de genre

En cité,  comme ailleurs, le patriarcat est invalidé par les nouveaux modèles de relations hommes/femmes véhiculés par la culture de masse. Le regard des jeunes filles sur elles-mêmes a changé. Si elles subissent le joug de la domination des frères et des regroupements de jeunes de la cité, c’est contraintes et forcées. Elles ne ‘naturalisent’ plus la domination masculine, elles ne l’estiment pas légitime (30).  Lorsqu’elles se sentent surveillées, dominées, instrumentalisées et cotées sur le marché des réputations, par la gent masculine, leur rancœur grandit, d’autant plus si elles ont été menacées ou ont expérimenté la violence. Certaines développent un formidable mépris pour l’homme, une rage rentrée et dissimulée ou des relations ambivalentes faites de peur et de demande de protection, de haine et de séduction.  Dans ce monde social adolescent, si la guerre des sexes n’est pas nécessairement déclarée,  souvent, elle couve. Des jeunes filles voient leur mère ou leurs voisines sur-responsabilisées, ne trouvant pas d’aide auprès des pères de leurs enfants pour les nourrir et les élever. Elles incorporent une vision hostile et négative de la masculinité, du couple et de la paternité.  Comme femme, plus tard, pourront-elles aimer un mari ou un compagnon et lui laisser sa place de père ? Cette question est cruciale.

 

Au Phare, au fur et à mesure que les rapports de genres se dégradaient, les stratégies d’adaptation féminines se diversifiaient. Pour se défendre, en tant que femme, dans la culture de la cité, il y a des juxtapositions de tactiques individuelles, sans réelles mobilisations collectives. Les filles de cité sont classées par la rumeur publique en trois catégories : ‘les filles sérieuses’, ‘les faciles’ et celles ‘qui font le garçon’. Elles jouent de ces jeux d’images, s’identifiant à l’une ou l’autre selon les lieux, les moments et les interlocuteurs. Certaines font, par exemple,  ‘la sérieuse’ en famille, ‘la garçonne’ à l’école et ‘la facile’ sur les territoires où elles sont anonymes. L’enjeu, pour elles,  est de sortir de la cité, d’avoir un homme en dehors.
Au Phare, des ‘garçonnes’ se regroupent en ‘gangs de filles’ pour s’affirmer dans la cité. Ces ‘petites’ sont prêtes à se battre pour se préserver de l’agressivité sexuelle des jeunes gens de leur quartier, défendre leur peau (physique et psychique). Elles sont ‘féminines’ d’apparence mais ‘masculines’ dans leur dureté, leur violence, leur volonté de dominer les relations.  Elles ont appris à répondre du tac au tac et marchent au devant des bagarres. Leur position est fragile et instable. Si elles perdent pied, elles ‘passent pour des putes’ et sont traitées comme telles.

4. Sortir des bandes et devenir adulte

Jenny et Nono ‘se sont retirés’ des bandes de leur cité grâce à des ressources différentes. Nono s’est appuyé sur sa famille, son couple, ses études, puis son travail. Jenny a été aidée par sa mère, des professionnels et surtout son écriture poétique.
Nono ‘s’est rangé’ à 20 ans, le jour où, par accident, il a commis un fait grave pour protéger un des siens. Il pense qu'il a pu ‘se réintroduire’ dans la société, grâce à sa copine qui ne l’a pas laissé tomber et  parce qu'il avait incorporé deux systèmes de normes : celui de la rue et celui transmis par sa famille et l’école. « Mes parents avaient des bases et ils me les ont données. »  En tant qu'adolescent, il a pris la cité ; en tant qu'adulte, il a suivi les valeurs familiales et scolaires. Pour ‘se retirer’, il a réalisé une forme de synthèse sélective entre les expériences de jeunesse et les acquis de l'âge adulte, entre le dedans de la cité et le dehors. Il est devenu travailleur social. Ce bricolage identitaire lui a permis de garder une forme d'équilibre, de s’inventer autre sans devoir se mutiler d'une part de lui. Les jeunes n’oublient rien mais ils passent à autre chose.  Pour Nono, ‘bouger’, laisser derrière soi les amitiés juvéniles était inéluctable sous peine ‘d'être grillé’, de ‘se noyer’ dans le temps immobile des ‘potes de la cité’.

 

Les trois-quarts de ses copains d’enfance ‘sont rangés’ même si certains  gardent des contacts, des intérêts et des obligations dans le monde illégal. Ils n’ont jamais souhaité devenir des marginaux. Au contraire, ils rêvaient ‘d’amasser la thune’ puis, à dix-huit ans, de monter leur affaire et de rentrer dans ‘les business légaux’. Ils voyaient les activités délinquantes comme une étape de la vie, pas comme une fin en soi. Généralement, ils se légalisent lentement, par paliers, bien après la majorité légale. Leur ‘re-conversion’ passe le plus souvent par le cumul de petits boulots, d’allocations sociales et d’une ‘petite spécialité’ qu’ils conservent parfois longtemps. La bande des Mimosas, dont Nono faisait partie,  comptait une trentaine de jeunes. Parmi eux, vingt-quatre ont ‘poussé vers le légal’. Certains en sont toujours à la première étape, ils vivent à la fois dans le légal et l’illégal. D’autres sont au deuxième palier, ils gardent contact et profitent toujours de ce que la bande peut apporter, sans pour autant participer activement aux actes illégaux. Quelques-uns, comme Nono,  sont ‘légal, légal’, ils sont allés jusqu’au bout, ils ont changé d’optique.

Sortir de la vie de rue en « décadenassant l’intérieur »

En général, les jeunes puisent des ressources dans leur bagage scolaire, familial ou amoureux pour étayer leur propre parcours de légalisation et d’insertion. Ils ‘se retirent’ pas à pas  de la bande et investissent d’autres réseaux sociaux (le club sportif, l’équipe de travail, le copine, la famille…). L’expérience, les compétences commerciales et des relations acquises à ‘l’école de la rue’ leur sont souvent utiles. D’une part, parce que les frontières entre l’économie légale et souterraine sont perméables et ensuite parce que l’accès à un emploi légal requiert de plus en plus de qualités communicationnelles et sociales. ‘L’instinct’, ‘l’épate’, ‘la tchatche’ de rue, l’expérience des relations sociales peuvent s’avérer précieux dans le monde du travail.
Jenny est sortie de la vie de rue en « décadenassant l’intérieur ».  Longtemps, la violence, l’hypocrisie et l’impuissance des proches et du voisinage ont construit son silence. Parallèlement, des interventions de proximité ont facilité l’accès à l’aide. Le médecin généraliste d’abord propose à la mère et à l’enfant de participer aux activités ‘théâtre et loisirs’ du ‘Socle’, un Centre de Santé Mentale.  Là, elles rencontrent Liliane, une psychologue, qui gagne leur confiance, sans pour autant recevoir de confidences. A l’adolescence, Jenny passe à l’acte, engageant des conduites à risque exponentielles.  Ses textes relatent comment  ses jeux avec la mort lui permettent de prendre de la distance. Elle rêve d’une mort pure, elle s’envolerait d’une terre remplie de mal-être. Elle est dans une défiance radicale envers le genre humain.

 

Elle ne voit plus de sens à rester en vie. Débordée par les envies de mourir de sa fille, sa mère fait appel à Liliane. Elle accompagne Jenny jusqu’à une clinique pour adolescents. Elle participe là à un atelier d’écriture. Jenny y écrit la plupart des poèmes du recueil qu’elle m’a donné à lire. Lorsqu’elle en dit trop long, elle fuit, rentre chez elle et se remet en danger. Mais quelque chose a changé. Le Centre sait maintenant qu’elle écrit. Elle répond à une invitation. L’écriture représente le soin qu’on  a pris d’elle, qu’elle transporte avec elle, s’inscrit et fait trace. A dix-huit ans, Jenny est ‘presque fichue’, anorexique et médiquée à l’extrême, au bord de faire ‘le grand saut’. Elle s’auto-mutile de plus en plus, inscrivant ses souffrances sur son corps. Elle frôle la mort de plus en plus près, jusqu’à ce qu’elle n’ait littéralement plus le choix. C’est rentrer à nouveau au Centre ou mourir. Lors d’une dernière hospitalisation, elle peut mettre son histoire au travail. Elle poursuit, par l’écriture poétique, la représentation de sa destruction interne. Les jeux avec la mort diminuent, tandis qu’émerge sous ses mots, la douleur de son enfance saccagée.  Elle intente une action en justice et est reconnue comme victime. La force de la ‘prise d’écriture’ qui l’a tirée du silence continue à structurer sa vie. La construction lente de la confiance et le soin qu’on a pris d’elle portent leurs fruits sur les années. Contre la répétition et le malheur, elle écrit.

Conclusion

La ‘post-modernité’ (31)  produit, à sa marge, de la vulnérabilité de masse, des inutiles au monde, de la honte sociale et de la misère. Elle les enclave dans des cités ‘mal vues’. Pour faire face à la violence sociale et aux souffrances familiales, des jeunes de cité se bricolent des processus résilients (32) , d’autres s’inscrivent dans des scénarios de victimisation ou s’identifient à l’agresseur. Ils se regroupent et s’associent, inversent le stigmate en se construisant des réputations de ‘noyaux durs’. Ils veulent ‘s'en sortir’ par tous les moyens. Jenny a intériorisé la honte et l’a retournée contre elle-même dans des pratiques d’auto-destruction. Nono a extériorisé son humiliation, dans une escalade de conduites violentes envers les représentants de l’Etat et les ‘bourges’ en général (33).   Tous deux sont entrés dans une bande de leur quartier.
Pour certains jeunes, leur bande est le groupe de la sortie du groupe ‘des paumés’.  Elle donne de la dignité, construit l’estime de soi et permet de contrôler un territoire. En donnant accès aux biens de consommation, l’économie souterraine répare la honte liée à la condition de ‘jeunes de cité’.  Y entrer restaure la fierté et permet de défier l’ordre public. Mais, elle génère un individualisme forcené. Certaines bandes deviennent des espaces totalitaires et machistes, où les rapports sociaux sont destructeurs (34).  La défiance est intégrée à la vie sociale. L’intimidation et l’intrumentalisation d’autrui sont banalisés.
En cité, où la structure matri-centrée prévaut, des jeunes gens ont été mis, dans leur foyer, à la place du ‘petit homme de la maison’. Quand ils n’arrivent pas à s’autonomiser, ils développent de la colère contre les femmes, pouvant aller jusqu’à des formes dures et rétrogrades de domination masculine.

 

Moins les hommes arrivent à rompre les liens infantiles, pris dans des nostalgies œdipiennes, moins ils ont accès à l’amour (35).  Alors ils se regroupent et renversent  énergiquement,  dans l’espace public, leur relation au monde féminin, par une agressivité et un anti-féminisme primaire. La violence que subissent les adolescentes les plus vulnérables dans la culture des rues risque d’avoir des conséquences sur leur vision de l’homme, leur parentalité et leurs choix de couples. Des jeunes filles qui l’ont subie la répètent sur elles-mêmes ou sur autrui. D’autres développent une colère froide contre le genre masculin. Elles risquent de devenir des femmes en lutte contre l’homme et des mères qui préfèrent ‘se débrouiller’ toutes seules. 
Seule une frange restreinte de cette jeunesse ne trouverait pas ses limites et s’inscrit, à long terme, dans des parcours de grande précarisation. A l’école de la rue, des jeunes accumulent un réseau social, des ressources et des compétences. Avec l’âge, ils veulent revenir à la vie légale. Beaucoup y arrivent par étapes. Des adolescentes empruntent la voie de la réussite scolaire ou de la maternité pour améliorer leur statut social. Elles se défient de l’amour et préservent leur liberté. Les récits montrent qu’avec le temps, et si elle trouve des appuis dans le monde scolaire, le réseau social et professionnel, la jeunesse de cité a des capacités multiples de récupération de sa citoyenneté et de régulation de ses prises de risques.


Pascale Jamoulle, docteur en anthroplogie.
Laboratoire d’anthropologie prospective de l’Université de Louvain-la-Neuve (ANSO/UCL) et Centre de santé mentale du CPAS de Charleroi
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Notes

(1) Des chercheurs ont finement étudié les processus de socialisation de la jeunesse de milieux populaires à partir du terrain scolaire. Voir à ce sujet les travaux de Philippe Vienne, David Lepoutre et John Devine repris dans la bibliographie.  Pour ma part, il m’a paru intéressant de compléter leurs points de vue par une étude des modes de socialisation par les pairs, dans l’espace public des cités. 

(2) Afin de préserver l’anonymat des lieux et des personnes, les noms propres utilisés sont des pseudonymes. 

(3) La notion de ‘conduites à risque’ fait référence à des mises en vertige du corps, répétitives, parfois extrêmes, qui peuvent gravement exposer les individus et les groupes : abus de psychotropes, violences, défis d’honneur, fugues, vols et micro-trafics, anorexie/boulimie, automutilations…

(4) Pascale JAMOULLE, Des hommes sur le fil. La construction des identités masculines en milieux précaires, Paris, La Découverte, 2005.

Supervisée par le LAAP (LAboratoire d’Anthropologie Prospective de l’Université de Louvain-La-Neuve), cette recherche est réalisée dans le cadre du Centre de santé mentale du CPAS de Charleroi et soutenue par le programme Interreg de la Commission européenne, la Communauté française de Belgique, la Région wallonne et le CPAS de Charleroi.

(5) Des adolescentes occupent d’autres lieux, souvent, à d’autres heures que les garçons. Elles vivent  cette vie fragile des filles de cité, dont les conduites sont largement commentées par les familles et le voisinage.

(6) Ils se réfèrent à la culture des rues, une sous-culture spécifique de classe d’âge qui se déploie, à l’abri du regard adulte, dans les réseaux de sociabilités des grands ensembles et par un processus de diffusion culturelle. Elle est une réponse adaptative à des circonstances économiques désastreuses pour le monde populaire et à la ségrégation sociale et spatiale. (David Lepoutre,  1997)

(7) Voir à ce sujet le chapitre ‘L’individu atypique’ de Margaret Mead. « Dans mon esprit, écrit-elle, ce terme ‘atypique’  s’applique à tout individu qui  par disposition innée ou par accident  dans sa première éducation, ou encore sous l’effet d’influences contradictoires d’une civilisation hétérogène, est devenu, sur le plan culturel, un étranger pour sa propre communauté  - tout individu à qui les tendances fondamentales de la collectivité apparaissent absurdes, illusoires, irrationnelles, ou même foncièrement mauvaises. » (1963 : 320).

(8) En 57, Richard Hoggart publie ‘La culture du pauvre’ qui porte sur les styles de vie des ‘working-classes’ en Angleterre. A cette époque, la socialisation par les pairs, dans la bande de garçons, est déjà centrale. « A l’intérieur de la famille, le jeune vit bien d’avantage avec les femmes de la maisonnée qu’avec les hommes. » Y rester confiné « génère une rupture avec la bande de garçons puis d’adolescents, qui constitue le milieu éducatif de la génération masculine. (…) Aussi le jeune n’a de cesse que de sortir, rejoindre sa bande sous le réverbère. »  (1957 :350 à 376)

(9) Voir à ce sujet  l’ouvrage de Vincent de Gaulejac : « Les sources de la honte ». « C’est en définitive la honte de soi qui est le moteur de mépris de l’autre’, dit-il. (…) Le mépris est le symptôme de la projection à l’extérieur de la honte intériorisée. » (1996 : 292)  

(10) Ces rituels, entre pairs, permettent d’entrer dans les regroupements de jeunes qui occupent l’espace commun de la cité. Ils ne renvoient que partiellement aux rituels d’initiation décrits par les ethnographies des mondes coutumiers (Maurice Godelier, 1982 : 84 à 87) Les initiations coutumières intègrent l’initié dans la société, l’investissant d’un statut d’adulte. Elles sont toujours guidées par des ‘parrains’ ou ‘marraines’ majeurs qui aident psychologiquement et physiquement l’initié(e) à supporter les épreuves, et envers lesquels il aura des obligations et des interdictions particulières. Les ‘bronxages’ séparent de l’enfance mais ils ne donnent pas accès au monde adulte. L’apparentement aux initiations coutumières vient d’un certain nombre d’éléments rituels communs comme le changement de nom, l’obtention d’un  statut et le renouvellement du corps (‘le changement de peau’) par la soumission volontaire à des violences.

(11) J’ai emprunté la notion de capital guerrier à Thomas Sauvadet. (2003 : 143)

(12) Voir à ce sujet l’article de Pierre-Joseph Laurent ‘Le big man. Entre ville et campagne, le big man local ou la gestion coup d'état de l'espace public. » (Politique africaine, n°80 : 169 à 182)

(13) Dans le chapitre ‘Virilité et violence’ de son ouvrage ‘La domination masculine’, Bourdieu montre que le privilège de la domination masculine traditionnelle est aussi un piège pour les hommes, pris dans des rapports sociaux où ils sont en permanence tenus de passer par la violence et la prise de risques pour prouver leur virilité. « La virilité entendue comme capacité reproductive sexuelle et sociale, mais aussi comme aptitude au combat et à l’exercice de la violence (dans la vengeance  notamment) est aussi une charge. (…) Comme l’honneur  - ou la honte, son envers, dont on sait que, à la différence de la culpabilité, elle est éprouvée devant les autres -, la virilité doit être validée devant les autres hommes, dans sa vérité de violence actuelle ou potentielle, certifiée par la reconnaissance d’appartenir au groupe des ‘vrais hommes’ »

Dans sa thèse de doctorat, Véronica Zubillaga analyse la relation entre le respect et l’anti-respect dans la culture des bandes de jeunes qui cherchent à contrôler les barrios de Caracas, au Venezuela. « La demande de respect de ces jeunes gens pose un paradoxe, dit-elle. (…) Ils exigent le respect mais n’en accordent pas. Le respect ne représente plus la capacité intersubjective de reconnaissance et devient la demande pure et simple d'un sujet qui s'impose. En allant plus loin et selon la logique de l’anti-respect, cette demande s’impose au prix de la négation de l’autre. » (2004, p. 50 du compte rendu en langue française)

« Posé comme un ciel bas et lourd sur le quotidien des cités, sans cesse rappelé par les retards scolaires, le chômage, le racisme et autres préjugés, produits par le regard extérieur et créateur d’une identité générique et négative, le stigmate alimente en permanence sa réplique – l’honneur, la mise au défi, et la dénégation de cet autre, réel ou abstrait, qui tient le rôle d’accusateur. » (Michel Agier, 1999 : 73)

(16) Pour reprendre les observations de Thomas Sauvadet (2003 : 143)

(17) Philippe Bourgois fait les mêmes observations dans les maisons de crack de Est Harlem (2001 : 371)  « Comme la plupart des gens aux Etats-Unis, revendeurs de drogues et délinquants de rue  se battent pour avoir leur part de gâteau le plus vite possible. En fait, dans leur course à la réussite, ils suivent même tout à fait minutieusement le modèle classique yankee d'ascension sociale. Ils se lancent hardiment dans des carrières d'entrepreneurs privés. Ils prennent des risques travaillent dur et prient pour avoir de la chance. »

(18) Voir à ce sujet l’article de Pierre Roche : « La posture de proximité à l’épreuve de l’économie souterraine ». En particulier le paragraphe : « Tout à la fois exclu de – et trop intégré dans – » (à paraître, 2004)

(19) Comme le dit Terry Williams dans son enquête auprès des dealers adolescents new yorkais : « Les cocaïnes kids, et beaucoup de mômes qui prennent leur relève, tombent dans l’illégalité parce qu’ils y trouvent des bénéfices,  des occasions de s’en sortir - position et prestige - bénéfices qu’ils ne pourraient obtenir dans l’économie légale. Pour beaucoup d’entre eux, c’est la seule économie réelle. Ils ne se font certainement pas d’illusions sur l’argent ‘facile’, ils savent que le travail est dur et dangereux ; ‘l’argent facile’ n’existe pas. » (1989 : 212)  

(20) Nous appellerons ‘acquis de classe’ la notion de capitaux développée par Pierre Bourdieu. Il montre que, dans les sphères de relations sociales (les champs), les agents (ils sont autant agis qu’ils agissent librement) s’affrontent pour transformer les rapports de force. Ils utilisent pour ce faire une pluralité de capitaux économiques, culturels, sociaux et symboliques. (Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, 1992)

 

(21) Thomas Sauvadet parle « d’un habitus de dureté  dans les rapports humains qui paraît peu compatible avec les qualités requises dans le système scolaire. (…) ‘On peut voir comment ils apprennent à s’endurcir, à résister aux frustrations, à la douleur d’un coup ou d’une humiliation, (…) Très jeunes les agents concernés  font l’apprentissage  de l’épuisant travail  quotidien  d’adaptation et de résistance aux aléas. » (2003 : 137)

(22) Bourdieu parle d’habitus, de ‘loi sociale incorporée’ (1998 : 75). Kaufmann parle de ‘schèmes opératoires incorporés’, d’enregistrement de la mémoire sociale dans le corps. (2001 : 159).

(23) Selon David Lepoutre, « Les tchatcheurs, c’est-à-dire, les membres du groupe qui possèdent la meilleure connaissance du lexique et de la diction, qui sont les plus imbattables dans les joutes de vannes, qui excellent dans la maîtrise des insultes, des ragots, etc., sont  reconnus et considérés par leurs pairs, qui les apprécient et même les craignent à l’occasion. (…) L’ascendant du tchatcheur sur ses pairs est d’autant plus important que son domaine d’exercice dépasse fréquemment les limites du groupe. » (1997 : 350)

(24) Mes sites d’enquête sont particulièrement marqués par l’incertitude dont Guy Bajoit décrit quatre versants : ‘l’insécurité matérielle, un ‘système’ discrédité, un monde de compétition où les individus sont menacés de solitude et des socialisateurs déboussolés.’ (2002 : 122 et 123)

(25) Cet écart de logiques entre ‘les jeunes qui traînent en bas des blocs’ et leurs parents semble du même ordre que celui qui prévaut entre la première et la seconde génération d’immigrés. Azouz Begad le décrit, en 1990, dans ‘Ecarts d’identité’. Il raconte la vie d’une catégorie d’enfants immigrés, en échec scolaire, vivant dans l’ici et maintenant, en quête de jouissance immédiate, en conflit avec leurs parents dont l’identité était fondée sur le travail, l’économie et le calcul sur le temps qui passe. On peut faire l’hypothèse que l’écart de  temporalités et d’investissements sur l’avenir décrit n’est pas nécessairement lié à la situation d’immigration mais surtout à l’exclusion, à la ségrégation, au sentiment d’incertitude et d’insécurité sociale de la jeunesse des quartiers ghettos.   

(26) Aux Amazones, par exemple, on compte moins de 100 hommes adultes sur une cité de 700 personnes. Le chapitre suivant élabore ces constations. Aux Mimosas, les femmes seules avec enfants sont regroupées dans la zone des petits immeubles. Dans les hauts blocs, six appartements sur dix seraient occupés par des femmes seules, avec ou sans enfants.

(27) Voir à ce sujet, ‘La débrouille des familles’. Cette enquête de terrain relate la situation des mères, des grands-mères et des sœurs, vivant dans des quartiers sensibles, et touchées par les conduites à risque d’un des leurs.  « Beaucoup de pères ont tout simplement disparu du décor ou sont tellement discrédités qu'ils ne font plus autorité auprès de leurs enfants. (…) Les mères doivent être  "le père et la mère à la fois" mais, parfois, elles n'y arrivent pas et l'un des enfants occupe dans la famille une place qui ne lui revient pas. Au côté de mères parfois très envahissantes grandissent de "petits hommes de la maison" (ou des adolescentes) qui veulent soumettre leur famille à leur loi. Lorsque des liens trop serrés lient ces jeunes à leur mère, les relations sont violentes. Pris dans "un trop plein" d'amour maternel, ils se sentent impuissants à s'émanciper et leurs colères sont sans limite. Le sentiment d'injustice et de révolte des fratries, qui se vivent comme les laissées pour compte de l'amour parental, crée des états de guerre familiaux et multiplie les conduites d'appel des jeunes. » (Pascale Jamoulle, 2002 : 14)

(28) La commune de Fortier, où la cité du Phare est implantée, compte près de 1200 logements sociaux sur un ensemble de 4500 habitations répertoriées. Rappelons que, en 2005, le taux de chômage était de 31,63 % (chiffre du Forem, la moyenne nationale étant de 12,8 %) et le revenu moyen par déclaration en 2000 est de 22 % inférieur à la moyenne nationale. (Chiffres calculés par Daniel Bodson (ANSO/UCL)).  

(29) Pierre Bourdieu, 1998 : 78. 

(30) Dans  ‘La production des grands hommes’ (1982), Maurice Godelier démonte la machinerie économique, sociale et religieuses Baruya qui produit la place distincte des hommes et des femmes ainsi qu’un ordre radical de domination masculine. Dans cette société, la violence et la subordination masculines, la peur et la soumission  féminine sont le cœur des relations de genres. Comme cet ordre est un point de référence central qui édifie tant la personnalité des hommes que des femmes, il pacifie les rapports de genres.

Dans ‘La domination masculine’, Pierre Bourdieu décrit, dans les sociétés nord-occidentales, la formation de l’habitus de dominé chez les femmes et « leur soumission enchantée qui constitue l’effet propre de la violence symbolique » (le dominé tend à prendre sur lui-même le point de vue du dominant). (1998 : 63)  

En 2004, dans les cités hennuyères, par contre, les aspirations égalitaristes sont véhiculées par la culture de masse. Aussi, l’ordre de la domination masculine ne peut-il s’exercer que par force. Les femmes ne l’estiment pas légitime. Elles le vivent comme arbitraire et sans fondement. Leur rancœur grandit. Ce qui crée des tensions de genre exacerbées.

(31) Dont Alain Ehrenberg met à jour les modèles culturels dans ses ouvrages ‘La culte de la performance’ (1991) et ‘La fatigue d’être soi.’ (1999)

(32) La résilience est la capacité de rebondir, de développer d’autres compétences, de chercher d’autres ressources malgré des conditions de vie et des vécus traumatiques. Voir à ce sujet les ouvrages de Boris Cyrulnik, ‘Un merveilleux malheur’ (1999) et  ‘Le vilain petit canard’ (2001).

(33) Face au sentiment de honte, Vincent de Gaulejac distingue deux réactions psychiques dans la durée :
- La honte réactive : L’humiliation est vécue comme une agression que le sujet va chercher à extérioriser  sous forme de rage, de haine, de colère, de revanche  ou d’ambition.

- La honte intériorisée : C’est une honte durable qui vient s’enkyster dans l’appareil psychique en détruisant de l’intérieur toute possibilité de réaction. L’intériorisation se produit lorsque le sujet se trouve dans l’incapacité d’exprimer son agressivité face à la violence qui lui est faite. Cette impossibilité naît à partir du moment où il ne peut se retourner contre l’agresseur  parce que celui-ci est inattaquable ou que le désir de le détruire bute sur une nécessité contraire. La charge agressive se retourne contre le sujet lui-même et c’est pour cela que la honte fait mal. Elle produit une immense colère rentrée. (1996 : 70,71)

(34) Ainsi Philippe Bourgeois introduit son ethnographie des dealers de crack à Est Harlem en ces termes : « Ce commerce illicite entraîne la plupart de ceux qui le pratiquent  dans des modes de vie faits de violence, de toxicomanie et de rage intériorisée. De façon contradictoire, cette culture oppositionnelle s’affirme, par conséquent, par la destruction  de ceux qui y participent et de la communauté qui les abrite. En d’autres termes, bien qu’elle soit le produit  d’une quête personnelle de la dignité, d’un rejet du racisme et de l’assujettissement, la culture de la rue devient finalement un agent actif de la dégradation de la personne et de la ruine de la collectivité. » (1995 : 37)

(35) Je reprends ici l’argument de l’anthropologue Luc de Heusch, développé dans son article : ‘Les peuples sans amour. Introduction à une ethnographie de l’amour-passion’. (1962)