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Adolescence

De l'interculturalité à la transculturalité : construction identitaire des jeunes de la banlieue parisienne

DE L'INTERCULTURALITÉ À LA TRANSCULTURALITÉ :
CONSTRUCTION IDENTITAIRE DES JEUNES
DE LA BANLIEUE PARISIENNE
par Marta Antunes Maia, Docteur en anthropologie sociale

Correspondances, Automne 2006
Présentation de l'enquête

La recherche dont je présente ici une partie concerne les représentations et le vécu de la sexualité chez des adolescents en situation d'interculturalité.


Elle consiste en une analyse comparative de deux groupes de populations géographiquement proches (dans la banlieue Est de Paris) mais distinctes sur le plan socioculturel : d'une part, les élèves d'un collège (Fabien) et d'un lycée (Jean Jaurès) publics, à Montreuil, qui ont des origines culturelles très diverses et appartiennent aux classes moyennes et défavorisées.

D'autre part, les élèves d'un lycée professionnel privé (Gregor Mendel) et ceux d'un établissement catholique privé (l'Institution Notre-Dame de la Providence), à Vincennes, qui appartiennent à un milieu aisé et sont majoritairement Français d'origine (1). Cette comparaison permet de montrer l'influence des facteurs socioculturels sur la sociabilité, les relations amoureuses et les représentations de la sexualité et du sida, ainsi que sur le risque d'infection par le VIH, lié soit à la sexualité, soit à la toxicomanie.
78 adolescents de 13 à 20 ans ont été interrogés en face-à-face, à la sortie des classes.
Banlieues déshéritées

Lorsque l'on parle de " la banlieue ", on pense surtout à la précarité sociale et au métissage culturel. En effet, les jeunes de " la banlieue " sont, d'une part, les premiers touchés par le chômage, qui est une forme d'exclusion, tout comme la configuration et le cadre des banlieues défavorisées où ils habitent, d'autre part, une population en grande partie issue de l'immigration.


Le chômage est fort présent à Montreuil. Il est pour les jeunes montreuillois une préoc- cupation prioritaire parce qu'il est une réalité menaçante. Les jeunes manifestent une perte de foi dans la possibilité d'une mobilité sociale ascendante. La " rage " dont ils parlent serait la manifestation de cette frustration (2). Les immigrés sont les premiers touchés par cette précarité. Avec la récession économique qui a marqué les années 1990, le chômage a augmenté et les travailleurs immigrés sont devenus les boucs émissaires de tous les maux. Un amalgame s'installe entre immigrés et dégradation, immigrés et délinquance. Les tensions sociales sont ainsi " ethnicisées ".

Il se crée chez les jeunes issus de l'immigration une identité négative qui repose sur l'expérience du racisme. Un sentiment d'exclusion est perceptible chez les jeunes d'origine étrangère des milieux les plus défavorisés, il se traduit par un manque de confiance en soi (3), une peur de l'avenir, des expressions de révolte et de malaise. En effet, le crédit qu'un jeune s'autorise pour lui-même dépend aussi du regard que la société porte sur la culture de ses parents. Par ailleurs, lorsque la seule place qui lui est assignée dans le discours adulte est celle de l'infraction, tout désir d'intégrer les règles et savoirs de l'école s'efface.

" Je vais pas faire d'études parce que c'est trop difficile... " (Rachid, 15 ans, Montreuil)
" On se sent pas bien ici parce qu'il y a de la violence, du racisme contre les étrangers, de la pauvreté aussi, des fois… le chômage. "
(Siham, 15 ans, Montreuil).
" A chaque fois que les étrangers demandent un boulot, quand ils voient la couleur, ils rejettent la demande. "
(Franceline, 15 ans, Montreuil).

Banlieue des héritiers
D'autre part, une propension à ne pas comprendre et ne pas accepter l'autre, de la part des jeunes des classes aisées, accentue le fossé existant entre les jeunes issus de contextes sociaux différents. Ces jeunes, que l'on a retrouvé à Vincennes, surtout à l'Insti- tution Notre-Dame de la Providence, consi- dèrent que c'est un privilège pour les étrangers de bénéficier des mêmes droits (4) que les nationaux, ils n'ont pas ou très peu d'amis d'origine étrangère et ne veulent pas se mélanger aux jeunes de condition sociale modeste. Certains d'entre eux pensent que la France offre toutes les conditions pour une bonne intégration des immigrés, leur accep- tation et leur bien-être alors que ces derniers ne font aucun effort dans ce sens..

Ils reconnaissent difficilement qu'il y a du racisme et que celui-ci est un obstacle à l'intégration.

" Quand même, la France est un pays bien. C'est pas pour faire du chauvinisme mais la France les fait bénéficier de tout, déjà, de toutes les lois et tout. On leur offre des emplois, des logements sociaux, la sécurité sociale, les allocations familiales… "
(Faustine, 17 ans, Vincennes)

" Je pense qu'on les accueille bien, on offre pas mal de choses pour qu'ils puissent s'intégrer, mais ils font pas beaucoup d'efforts. " (Olivia, 16 ans, Vincennes).

« Rouiller » dans sa cité

La grande majorité de la population de Jean Jaurès pense que la société française n'offre pas un environnement favorable à l'intégration des immigrés, principalement du fait du racisme et de l'exclusion, notamment dans l'univers du travail, ce dont les adolescents d'origine étrangère sont tout à fait conscients, ce qui aggrave leur manque de confiance en l'avenir, en la société et en eux, et ce qui peut se traduire en une agressivité-retour, c'est-à-dire, une agressivité qui répond à un sentiment d'injustice et de révolte contre l'exclusion et la précarité. L'impossibilité d'atteindre des buts socialement valorisés, des situations d'échecs répétés sur les plans scolaire, affectif et social, sont des facteurs générateurs de violence. La violence est toujours l'expression d'une révolte, d'un malaise. Dans le langage de la banlieue, les " rouilleurs " sont les largués de la société.

" Rouiller ", c'est rester là, dans sa cité, sans rien faire et sans espoir, avec d'autres " largués ". La violence et l'agression deviennent dès lors un élément de l'identité de groupe. Les valeurs qui s'expriment dans les actes violents sont principalement la virilité, la parade spectaculaire et la solidarité de groupe (5).
Ces jeunes sont dans " la galère ". Cette galère, que F. Dubet décrivait comme une forme de la marginalité des jeunes, marginalité qui est " un texte dans lequel se lisent les formes du pouvoir et de l'oppression " (6), n'a pas disparu depuis vingt ans, et la délinquance qui l'accompagne n'est autre que l'expression de rapports sociaux conflictuels ou décomposés. La violence est parfois égale- ment dirigée contre soi-même à travers des comportements destructeurs (la toxicomanie, le suicide, l'anorexie, etc.) dans un contexte dépressif.
Deale, autonomie et séduction
Le commerce de la drogue s'installe comme palliatif de l'exclusion socio-économique, car elle est source de revenus. La drogue est aussi une quête de plaisir immédiat ou encore une réponse au désir de transgresser les interdits. La précarité, la violence et la drogue, qui font partie du quotidien des jeunes déshérités, ne sont pas sans influence sur leur vie amoureuse. Séduire est difficile quand on n'a pas les moyens financiers pour " sortir ", terme qui désigne le flirt et qui est le même que celui qui indique l'action d'aller dans un endroit agréable, par exemple, au cinéma, au restau- rant ou dans un jardin.
Sortir de chez soi comme sortir avec quelqu'un est à la fois un acte d'autonomie du corps et une fuite devant la dure réalité, un refuge contre le malaise. Le manque de moyens financiers peut devenir un obstacle à cet acte d'autonomie qui passe aussi par les relations amoureuses. Séduire devient encore plus difficile lorsque l'on entre dans le cercle vicieux de la drogue ou, tout simplement, lorsque l'on est confronté à une vie si dure et à un environnement tellement hostile que l'on a du mal à exprimer la tendresse.
La drogue comme argument pour recréer le lien social

" Dans ma cité, il y a beaucoup d'héroïne qui tourne. Maintenant, ça s'est calmé, mais à une époque, La Noue, Les Morillons, ils (les flics) rentraient pas, hein ! Je me rappelle d'une fusillade entre les mecs de ma cité et des mecs d'une autre cité, quoi (…) A l'école, je me sens bien, quand même. C'est une autre mentalité. Moi, je vois dans ma cité, les gens que je côtoie, c'est pas pareil. C'est pas le même monde. Parce que c'est une vie dure. Ça fait que tu peux pas… Il y a pas vraiment de sentiments, tu vois. C'est un milieu dur, ça fait que tous les gens sont durs. Ils sont blindés. Ils se font une carapace et… On s'aime bien, si, mais on montre pas ça. On montre pas de la même façon (…) J'ai jamais dit ''je t'aime'' à une fille (…) J'ai une copine, mais… C'est compliqué… Disons que j'ai fait pas mal de conneries. Je lui ai fait trop de misères. Entre autres, je lui disais que je venais et je venais pas (…) Parce que, bon, dès que je sors de chez moi, je rencontre plein de monde à chaque fois, alors obligé, on roule un truc (…) Pendant un an et demi, elle m'a soutenu. Bah, c'est elle qui m'a sorti un peu de la cocaïne, quoi. Mais, elle en a marre. Tu vois, j'arrivais chez elle dans un état… J'arrivais à deux heures du matin, je la réveillais, tu sais, je parlais même pas vraiment avec elle, on allait dans la chambre, tac tac, après, je dormais et le matin je partais. Jamais j'ai fait un restaurant ou un cinéma tête-à-tête avec elle. "

(Luc, 20 ans, Montreuil).

La drogue devient parfois le seul lien social entre ces jeunes. Il est donc " impoli " de ne pas partager la drogue avec les autres car cela représente une fuite des relations de sociabilité et d'appartenance au groupe de pairs. La drogue occupe la même place cérémonielle que le partage d'alcool dans la société : il ré-instaure le lien social (7) Comme l'a observé A.-H. Dufour dans le cadre des " tournées " dans les cafés de Provence, refuser de payer sa " tournée " équivaut à rejeter l'alliance et la communion, à couper la communication et à s'exclure du groupe (8). L'invitation à boire (de l'alcool) pour les uns, à rouler un joint pour les autres, est " l'argument pour recréer le lien social " (9). Certains adolescents se voient donc contraints de consommer de la drogue (souvent des drogues douces, parfois des drogues dures) pour montrer leur lien avec les gars de la cité et pour ne pas souffrir une exclusion du groupe des potes. Le plus souvent, c'est le seul réseau de sociabilité où il soit possible de s'insérer. Le refuser peut entraîner une double exclusion : déjà exclu de la société, de l'école ou du monde du travail, le jeune serait aussi exclu de son groupe de pairs.


Les jeunes compensent les sentiments de marginalité et d'ennui par la création de bandes soudées par des liens communautaires très forts..

Délinquance

Les jeunes les plus défavorisés rencontrés à Jean Jaurès ne bénéficient pas souvent des conditions de la réussite scolaire. Deux obstacles s'y opposent, qui freinent leurs aspirations : une barrière matérielle, parce que leurs parents ne pourront pas financer leurs études, et une entrave psychologique, car mentalement ils sont préparés par leur famille et leur environnement à ne pas envisager d'études supérieures, à ne pas prétendre à un statut social beaucoup plus élevé que celui de leur famille (10). Un autre facteur de violence et de délinquance est indubitablement le fossé qui sépare l'idéologie de la société de consommation et les difficultés économiques de ces jeunes.

" On peut rien faire, on peut pas sortir, quoi, parce qu'on n'a pas de fric. On galère pour acheter nos fringues… On n'a pas d'ordinateur, nous, hein ! On va pas en boîte… On se fait jeter ! " (Samir, 16 ans, Montreuil).

La délinquance traduit un refus de la société telle qu'elle est. Les jeunes ne commettent pas un acte délictueux en fonction d'un besoin, mais à la suite de l'évolution générale de leur personnalité devenue déviante en raison d'un mauvais encadrement éducationnel et social.

La délinquance juvénile est le plus souvent d'ordre réactionnel et il est assez peu fréquent que l'acte déviant apparaisse en dehors de toute carence sociale et familiale et de tout malaise psychologique (11).

Le problème qui se pose est donc moins celui de la réhabilitation des délinquants que celui de la prévention de la déviance.

L'identité en négatif des classes sociales
" La banlieue " est devenue un terme qui évoque les problèmes, notamment de violence, de certains grands ensembles urbains. Il y a néanmoins deux sortes de banlieue, que l'on peut appeler les déshéritées et les favorisées ou celles des héritiers, comme dirait P. Bourdieu (12). Lorsque l'on parle commu- nément de " la banlieue ", il s'agit plutôt de la première catégorie. Montreuil et Vincennes ne s'inscrivent donc pas dans le même type de banlieue. Ce sont des villes voisines, mais entre elles demeure une frontière difficilement franchissable : celle des classes sociales et de leur identité en négatif, c'est-à-dire, une construction de l'identité en opposition à l'autre (13), chacun cherchant son pouvoir dans son camp et avec ses moyens. Or, la violence est, pour certains, le seul pouvoir qu'ils puissent exercer.
Le racket n'est qu'un exemple de ce pouvoir que l'on exerce sur l'autre pour se sentir exister ou simplement pour renvoyer, tel un miroir, l'oppression et la répression maintes fois subies. Le racket est l'expression d'une revalorisation de soi par la soumission d'un plus faible et une revanche des jeunes qui se sentent exclus à l'égard des plus favorisés. L'exclusion ne s'exprime donc pas géogra- phiquement, par rapport à un centre qui serait Paris et qui supposerait une banlieue unifor- mément précaire, mais en termes socio- économiques. La marginalité n'est pas spatiale mais sociale, c'est-à-dire la seule situation périphérique n'est pas le signe de la marginalité puisqu'il existe des banlieues favorisées. Le terme " banlieue " recouvre bien des réalités différentes.
Socialisation et établissement scolaire

Outre l'environnement social, le type d'établis- sement scolaire fréquenté est déterminant pour la catégorie sociale où l'on s'insère ou souhaite s'insérer. En effet, bien que de nombreux élèves de Vincennes habitent d'autres villes de la banlieue parisienne, c'est au lycée qu'ils passent la plus grande partie de leur temps et y tissent des relations de sociabilité. Ainsi, même ceux qui vivent dans des banlieues déshéritées ou dans leur proximité, maintiennent très peu contact avec celles-ci et ne suivent pas ses normes, ses valeurs, son mode de vie.


Le milieu scolaire est un facteur de construction de la sociabilité et un facteur d'insertion dans une catégorie sociale. Etre inscrit dans un lycée privé, c'est côtoyer des gens de statut social élevé et fréquenter un lieu où l'on apprend à se comporter en fonction de cette appartenance sociale.

" On va pas au lycée à côté de chez nous, donc on connaît pas trop de monde. Moi, je connais juste ma voisine. " (Marjolaine, 17 ans, Vincennes).

" Mes amis, c'est des gens de la Providence, de l'endroit où je fais de la danse et ma famille, mes cousins. Je connais personne à Noisy-le-Sec (…) Moi, je suis dans le bon côté de Noisy-le-Sec, mais c'est vrai qu'il y a des endroits qui ne sont pas fréquentables. Moi, j'habite dans un quartier pavillonnaire. Pendant les vacances, il y a eu des problèmes avec les jeunes des cités voisines... On s'entend pas. Ils nous insultent à chaque fois qu'on passe, ils nous traitent de gosses de riches, ils nous ont piqué notre courrier et tout ça. "

(Ségolène, 17 ans, Vincennes)


Ainsi se profilent des groupes d'individus qui, bien qu'appartenant à la même génération et à la même région géographique ou la même ville, ne participent pas à la même (sous)culture, avec son cortège de goûts, d'opinions, de marquages vestimentaires, verbaux et ges- tuels, ni aux mêmes relations sociales, ami- cales et amoureuses. " (14). Chaque système culturel propre à une société comporte des sous-systèmes qui particularisent différents espaces sociaux. " Et les catégories sociales sont une des composantes qui déterminent le déploiement des sous-cultures.

L'identité des jeunes d'origine étrangère

L'adolescent d'origine étrangère vit difficilement la construction de son identité. Il est impossible de faire abstraction des traits culturels qui nous sont transmis pendant l'enfance, mais en même temps la société " d'accueil " (15) réclame d'une personne d'origine étrangère, en échange d'une citoyenneté à part entière, l'assimilation, c'est-à-dire, qu'elle renonce à ses racines.


Dans ce contexte, c'est avec une certaine difficulté que ces adolescents parviennent à une mobilité des attitudes aboutissant à une union dialectique des cultures.

Les adolescents préfèrent alors s'identifier aux modèles valorisés socialement (et valorisés dans leur groupe de pairs), surtout si l'identification avec les parents est dévalo- risante, pour des raisons essentiellement socio-économiques. Néanmoins, devant la bipo- larisation de son identité, qui puise dans deux champs référentiels distincts, l'enfant d'immigrés est d'autant plus capable d'intégrer dynamiquement des systèmes de valeurs différents en une nouvelle structure identitaire que le statut social de sa famille sera élevé et qu'il se sentira accepté et valorisé par la société.
Dévalorisation sociale des références identificatoires du milieu familial

Si le père immigré a une profession qualifiée, les sentiments d'infériorisation de ses enfants sont atténués et leur considération pour la culture ancestrale augmente. En effet, l'inadaptation de certains jeunes d'origine étrangère s'explique en grande partie par la dévalorisation sociale des références identificatoires de leur milieu familial.

Par ailleurs, la constatation du bas statut économique et d'instruction des parents est

souvent infériorisant et cette dévalorisation tend à maculer la perception de tout ce qu'ils transmettent. Le résultat peut se traduire dans des relations ambiguës d'attraction/répulsion, d'amour/haine et de conduites hétéroclites à l'égard de la famille et de la société. Les sentiments de valorisation de soi passent donc surtout par le pouvoir socio-économique et, à défaut, par les rapports de force et d'influence au sein du groupe de pairs.
La mixité dans les relations amoureuses
Les couples mixtes existent surtout dans les classes populaires. Le choix d'un partenaire culturellement différent est tout d'abord favorisé par le côtoiement quotidien de jeunes issus de milieux culturels très divers. Tout choix amoureux s'effectue en référence à des images familiales et sociales, ce qui se traduit par une pression dans le sens d'une homogénéité sociale et culturelle des couples. Les relations amoureuses des adolescents ne peuvent être comprises que si l'on tient compte de leur entourage social et culturel. Les couples mixtes sont plus nombreux dans les milieux défavorisés que dans les classes privilégiées. S'ils vivent dans une zone composée de plusieurs appartenances culturelles, les jeunes auront davantage tendance à nouer des liens interculturels et à former des couples mixtes. Ainsi, parmi les Vincennois, la formation de couples mixtes est moins fréquente que chez les élèves des établissements publics. Même si des couples mixtes se forment parmi les adolescents de la Providence, ce qui reste rare, une sélection s'opère quant à l'origine culturelle du partenaire, c'est-à-dire, le partenaire pourra être occidental (Anglais, Italien, Américain…) mais pas Maghrébin, Africain ou Tsigane, comme il arrive chez les jeunes de Jean Jaurès. C'est dans ce sens que l'on peut parler d'une hiérarchisation des populations étrangères.
Cette hiérarchisation est le produit de l'imaginaire social, des stéréotypes, des préjugés qui sont en partie fondés sur des raisons économiques et politiques. Il y a donc une hiérarchisation des populations étrangères selon leur pouvoir économique et politique, et une hiérarchisation de la mixité selon la distance culturelle des individus, en fonction de sentiments de proximité culturelle. Par exemple, un couple franco-italien est considéré " moins mixte " qu'un couple franco-malien. Néanmoins, nous avons vu au cours de cette recherche, que des adolescents d'origine culturelle différente se révèlent parfois plus " proches " au niveau de l'éducation, des représentations, des comportements, etc., que des adolescents de même origine culturelle, mais de milieux sociaux distincts. Par exemple, les filles d'origine maghrébine auront de nombreux points communs avec les filles de la Providence, le comportement des adolescents d'origine africaine rejoint celui des jeunes français d'origine des classes populaires, etc. La " proximité " culturelle est très relative dans le contexte étudié ici. Par ailleurs, l'attitude face à la mixité culturelle change, souvent en rapport avec la position sociale des individus, se déplace entre un pôle d'attraction et un pôle de répulsion balisé en fonction de critères sociaux de choix, positifs ou négatifs (16).
Une mixité culturelle sans échange interculturel
Le mariage mixte est un phénomène encore exceptionnel au regard des normes établies (17). Les jeunes interrogés à ce sujet sont conscients de la désapprobation familiale qu'entraînerait le mariage avec une personne (d'origine) étrangère. Les jeunes ne sont pas toujours de cet avis, mais la pression familiale et sociale joue un rôle déterminant dans leurs relations amoureuses. Par ailleurs, les lycéens ont tendance à choisir des partenaires ayant un niveau social équivalent au leur.
D'une part parce qu'ils les recrutent dans leur réseau de sociabilité, d'autre part parce que le facteur de la proximité sociale n'est pas absent de leur choix amoureux. Les jeunes ont des connaissances très limitées sur les autres cultures. Dans ce sens, même s'il existe une mixité culturelle, on ne peut pas parler d'échanges interculturel ou d'interculturalité. Les représentations de l'Autre sont souvent imprégnées de stéréotypes qui déforment la réalité et concourent à l'intolérance.
Enseigner la diversité culturelle
" Moi, je sais que par rapport à tout ce qui est les étrangers, machin, moi, ils me dérangent pas mais j'estime que quand on va dans un pays, on se fond dans la masse, quoi, je veux dire, pour l'histoire du voile et tout, je me dis, merde, ils ont le droit de croire en qui ils veulent, mais bon, ils sont pas obligés d'arriver avec leurs robes, leurs paillettes, leurs broderies, machin, et tout, merde, dans leurs pays, ils sont peut-être tous habillés comme ça, mais pas ici… Moi, ce que je dis, c'est qu'ils ont pas à se plaindre d'être exclus si eux, ils cherchent pas à s'intégrer… D'un côté, je pense qu'aussi, tous ces étrangers, surtout les, il faut quand même le dire, ceux qui font le plus de conneries, c'est surtout les Maghrébins…
Sans vouloir être méchante, franchement, que des Arabes, quoi…Vraiment, ils font rien pour qu'on les apprécie... Le sida, moi, ce que j'ai entendu, bah, ce serait les immigrations d'Afrique. Moi, j'ai rien contre eux mais, c'est quand même eux qui l'ont amené, quoi. " (Magali, 18 ans, Vincennes)
Il serait important d'enseigner aux jeunes la diversité culturelle et la compréhension de l'autre. L'école, les média, le monde du travail, le logement, les espaces juridiques, les espaces d'expression et de création, le sport, les loisirs, la vie associative, etc. sont autant d'espaces qui doivent prendre en compte la dynamique interculturelle et concourir à la communication interculturelle, qui passe par une compréhension et une connaissance de la culture de l'autre.
Pluralisme culturel, interculturalité et transculturalité
Le pluralisme culturel, c'est-à-dire, le côtoiement de personnes de cultures ou d'origines culturelles diverses, est bien une réalité française. Si l'on remonte à la troisième génération, le tiers de la population française est d'origine étrangère. En France, depuis les années 1980, une prise de conscience des idées relatives au pluralisme culturel et à l'interculturalité se développe (18). Mais le seul pluralisme culturel, ou multiculturalisme (19), ne crée pas les conditions des relations interculturelles. Celles-ci présupposent des rapports et des échanges entre les divers groupes culturels ; la reconnaissance de l'existence de plusieurs cultures au sein d'une même unité politique ; et le développement d'un dialogue entre ces cultures. Il s'agit pour chacun des ensembles culturels de conserver et d'affirmer une identité culturelle et en même temps de s'ouvrir à d'autres cultures.

La culture est toujours présente dans la communication entre les individus, dans la personnalité de chacun, dans la relation entre le sujet et son environnement. Dans ce sens, on ne peut étudier les rapports entre les individus sans tenir compte de la culture. Si l'existence humaine est faite de rapports entre les individus, l'étude de la rencontre entre cultures est fondamentale pour la compréhension de l'existence humaine.


" L'histoire, comme l'anthropologie la plus récente, nous apprennent qu'il n'est de culture que métisse. L'hybridation, le changement, l'ouverture, les échanges sont le lot commun de toute culture vivante. Penser les rencontres interculturelles en respectant à la fois le principe d'identité sans nier celui de métissage : telle est la tendance actuelle des sciences sociales. " (20)

Rompre avec la ségrégation des groupes culturels
Dans les dernières semaines de son existence, Freud choisissait particulièrement ses lectures. Les sociétés pluriculturelles qui s'affrontent sont appelées à devenir des sociétés interculturelles qui interagissent et qui tirent parti de leurs différences. Les communautés minoritaires, c'est-à-dire, les populations immigrées, peuvent devenir des ponts, des points de contact entre la société française et les diverses régions du monde. Il faut toutefois créer les conditions nécessaires pour cela et pour que ces communautés puissent se reconnaître, être reconnues par la société qui les accueille, devenir partie intégrante du corps social. Ces conditions tiennent notamment à la lutte contre toute forme de racisme et à la volonté de rompre la ségrégation des groupes culturels, de prendre en compte les modes d'expressions des communautés minoritaires, et d'apporter des solutions aux problèmes des jeunes " exclus ".

Pour les populations qui font l'objet de cette recherche, on peut parler de pluralisme culturel dans la mesure où les relations de sociabilité sont empreintes de mixité culturelle, bien qu'à des degrés divers, mais l'interculturalité est plus rare : les couples mixtes ne sont pas très fréquents et les jeunes ont des connaissances très limitées sur les autres cultures. Dans le cas de la Providence, dont les élèves sont majoritairement français d'origine, la mixité n'est pas très visible, voire quasi-inexistante. Au lycée Gregor Mendel, la mixité culturelle est présente mais pas partout : elle l'est beaucoup plus dans les relations amicales que dans les relations amoureuses.

Enfin, le collège Fabien et le lycée Jean Jaurès sont les lieux où la mixité prend une place plus importante dans les relations sociales, amicales et amoureuses des adolescents.

Une identité mixte, comme affirmation d'une identité sociale
Le rejet de l'Autre acquiert des degrés divers en fonction des différents environnements sociaux. L'interculturalité prend une place d'autant plus importante que l'on descend dans l'échelle sociale et que la population est caractérisée par une mixité culturelle plus importante. Les jeunes d'origine étrangère sont moins tiraillés entre deux cultures qu'entre deux mouvements de rejet. Pour la société d'origine ils ne sont que des émigrés et pour la société où ils sont nés, ils ne sont que des Arabes, des Noirs, etc. Face à cette situation qui rend difficile la construction de leur identité, ils s'inventent une nouvelle culture, une transculturalité. Celle-ci n'a pas seulement trait à une biculturalité difficile à vivre, mais aussi, et surtout, à la multiculturalité existant dans les banlieues déshéritées, sur fond de galère. Cette transculturalité s'étend alors à tous les jeunes de la banlieue déshéritées, indépen- damment de leurs origines culturelles. Dans un contexte multiculturel et sous la pression d'une situation socialement minorée, les jeunes des banlieues déshéritées s'inventent un métissage culturel et linguistique, se forgent une identité mixte, qui est aussi un instrument d'affirmation de l'identité sociale. Une situation minoritaire est transformée en une construction identitaire.
Ainsi, par exemple, le rap, en tant que musique contestataire et vecteur, pour ces jeunes, de l'affirmation de leur originalité, mêle, sur le plan linguistique, langues africaines, arabe et française. La transculturalité, brassage original de cultures, exprime la solidarité à l'intérieur du groupe et une identité nouvelle, où le contexte social est la référence essentielle.

" On est tous dans la même galère. " (Adam, 15 ans, Montreuil)
" On est tous dans des cités. " (Isabelle, 16 ans, Montreuil)

Le phénomène à priori culturel qu'est celui des jeunes issus de l'immigration qui cherchent leur identité culturelle et qui la trouvent dans une synthèse originale de diverses cultures, se transforme en phénomène social puisque le groupe de pairs qui partage les mêmes valeurs, indépendamment de l'origine culturelle, participe et s'identifie à cette nouvelle identité, formant ainsi une transculturalité. Celle-ci est composée d'un ensemble de valeurs, de codes comportementaux, vestimentaires, linguistiques, d'honneur, etc., et est le signe d'un besoin de reconnaissance sociale.

Notes
1. Voir M. Maia, Sexualités adolescentes, Pepper, Paris, 2004.
2. Le cinéaste français Mathieu Kassovitz décrit bien cette réalité dans son film en noir et blanc de 1995, La haine.
3. Quelques professeurs rencontrés au collège Fabien en ont témoigné.
4. Par exemple, les Allocations familiales et la Sécurité sociale.
5. P. Woods, L'ethnographie de l'école, Armand Colin, Paris, 1990, p. 69.
6. F. Dubet, La galère: jeunes en survie, Arthème Fayard, Paris, 1987, p. 26.
7. C. Fabre-Vassas, " La boisson des ethnologues ", Terrain, n° 13, octobre 1989, p. 7.
8. A.-H. Dufour, " Café des hommes de Provence ", Terrain, n° 13, octobre 1989, p. 82.
9. V. Nahoum-Grappe, " Boire un coup… ", Terrain, n° 13, octobre 1989, p. 75.
10. Il y a, bien évidemment, des exceptions à cette règle et des jeunes qui réussissent très bien.
11. D. Szabo, D. Gagné, A. Parizeau, L'adolescent et la société, Charles Dessart Editeur, Bruxelles, 1972, p. 300.
12. P. Bourdieu, J.-C. Passeron, Les Héritiers, Editions de Minuit, Paris, 1964.
13. Par exemple, les habitudes vestimentaires, comme le refus des jeunes des milieux privilégiés de porter des survêtements en opposition aux jeunes des banlieues déshéritées qui font du vêtement de sport un uniforme.
14. R. Bourqia, " Habitat, femmes et honneur. Le cas de quelques quartiers populaires d'Oujda ", in : R. Bourqia, M. Charrad, N. Gallagher (sous la direction de), Femmes, culture et société au Maghreb. Culture, femmes et famille (vol. 1) , Afrique Orient, Casablanca, 2000, p. 15.
15. Une partie des jeunes d'origine étrangère perçoivent la société française plutôt comme "de rejet" que "d'accueil".
16. G. P. Murdock, De la structure sociale, Payot, Paris, 1972, pp. 303-306.
17. G. Varro (dir.), Les couples mixtes et leurs enfants en France et en Allemagne, Bibliothèque Européenne des Sciences de l'Education, Armand Colin, Paris, 1995, p. 15.
18. C. Clanet, " Situations interculturelles et sciences humaines : réflexions épistémologiques ", in : L'interculturel en éducation et en sciences humaines, tome II, Editions de l'Université de Toulouse - Le Mirail, 1985, pp. 727-729.
19. Sur la définition et les enjeux du multiculturalisme voir F. Constant, Le multiculturalisme, Flammarion, 2000, Collection Dominos. Sur le multiculturalisme en France, voir J.-L. Amselle, Vers un multiculturalisme français. L'empire de la coutume, Aubier, 1996.
20. L. Mucchielli, " Le choc des cultures, dynamique de l'histoire ", Sciences Humaines, n° 16, avril 1992, p. 16.