L’IMMORTALITÉ DANS LE CONTEXTE DU VIH/SIDA Par Marta MAIA, anthropologue |
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Correspondances, Automne 2007 |
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L'anxiété face à la mort | ||
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L'être humain est en quête de bonheur, mais il est rattrapé
par le temps. La sensation d'« écrasement temporel
», par le fait qu'il ne peut réaliser tous ses
desseins, provoque chez l'individu une anxiété
qu'il tente de réprimer : l'anxiété face à la mort. ll cherche donc des stratégies pour
parer à cette anxiété et éviter
de s'y assujettir. L'anxiété face à la
mort découle de l'ensemble des pensées négatives
que l'on associe à l'idée de mort, comme la
peur de la douleur, de la solitude, de l'anéantissement,
de l'inconnu et de la disparition (Neimeyer, Wittkowski et
Moser, 2004).
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L'un des mécanismes de défense face à
cette anxiété est le désir d'immortalité
symbolique. L’identification par délégation
en est un autre. Nous déléguons à ceux
qui nous survivront le devoir de réaliser nos voeux.
Les générations se succèdent, accédant
par-là à une forme d’immortalité
qui nous console. L’immortalité des générations
qui se succèdent assure notre propre immortalité,
contribuant ainsi à minimiser l’anxiété
face à la mort. Les générations les plus
jeunes jouent ainsi le rôle de dépotoirs de nos
angoisses et de nos aspirations, et nous permettent d’amenuiser
notre anxiété face à la mort (Lifton,
1973).
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Le désir d’immortalité symbolique | ||
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Robert
Jay Lifton (1964), à partir de ses recherches sur les
personnes ayant été confrontées à
la mort d’une façon particulièrement dramatique,
comme les survivants de l’Holocauste ou de Hiroshima,
a élaboré un concept qui rend compte de ce désir
d’éternité. Il a proposé un nouveau
paradigme psychologique : le désir d’immortalité
symbolique. Celui-ci s’enracine dans le processus d’identification
par délégation et le pouvoir symbolique de prolonger
le temps à travers la descendance. Les concepts d’identification
par délégation et d’immortalité
symbolique sont un outil pour mieux comprendre les processus
de projection dans le futur, d’investissement dans les
générations futures et de lutte pour la survie.
Lifton (1973) est certain que le désir d’immortalité
symbolique est universel, même si son expression varie
selon les contextes culturels.
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Ce
mécanisme d’immortalité symbolique est
nécessaire pour nous consoler dans les moments d’angoisse,
il apaise notre anxiété face à la mort.
Tomber dans l’oubli, c’est être effectivement
mort. D’une certaine manière, le souvenir vainc
la mort. Selon Mathews et Mister (1987), le besoin basique
et humain de la croyance en la vie après la mort est
une force motrice de l’humanité et motive ses
grands faits. Mais cette projection dans le futur est constamment
menacée et le futur perd parfois son sens. C’est
le cas des situations de guerres. Lifton (1964) a observé
cette perte de foi dans le futur chez les survivants de l’attaque
nucléaire américaine de Hiroshima, qui s’accompagne
d’une perte de sentiments. Ces survivants ont témoigné
de la perte de signification de leur vie. Le seul sens qu’ils
pouvaient donner à la vie était celui de vivre
comme un monument qui témoigne du pouvoir déstructif
de la bombe atomique.
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Vivre au-delà du VIH/sida ou "survivre au sida" | ||
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Lifton
a particulièrement analysé les situations de
guerre, mais ce phénomène peut également
être décelé chez les individus qui souffrent
d’une maladie mortelle, comme le VIH/sida. Bien que
l’arrivée des multithérapies (les traitements
anti-VIH) aient redonné espoir et aient prolongé
la durée de vie des personnes infectées, cette
maladie reste, à terme, mortelle (Daudel et Montagnier,
1996).
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La
conscience de la mort est un stimulis pour l’identification
par délégation, puisqu’elle reforce la
nécessité psychologique de se progeter à
travers nos descendants, nos « continuateurs »,
dépositaires de notre souhait d’éternité
(Figueiredo, 1993). Mais qu’en est-il des personnes
séropositives pour le VIH qui font le choix de ne pas
avoir d’enfants par peur du risque de transmission,
voire qui n’accèdent pas à la procréation
car se voyant rejetés, sont privés de toute
vie de couple ?
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Une vie qui « ne tient qu’à un fil » | ||
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La
maladie menace le sentiment d’identification par délégation
et l’immortalité symbolique quand les personnes
séropositives renoncent à la procréation,
et cela pour diverses raisons: le risque de contamination
de l’enfant, l'espérance de vie réduite,
la diminution de la qualité de vie, la discrimination...
Même si les personnes séropositives peuvent vivre
longtemps, dans les représentations sociales, le sida
reste associé à la mort. L’incertitude
d’une vie longue pèse de tout son poids dans
la vie des personnes vivant avec le VIH (Thiaudière,
2002). Dans le cadre d'une recherche sur la maladie chronique,
j'ai interrogé des personnes séropositives qui
témoignent de leur anxiété face à
la mort. « J’ai des crises de panique qui surviennent
violemment et c'est une sensation de mort imminente ou de
bascule vers la folie. La crise, dans sa phase aiguë,
dure environ vingt minutes, et peut s'accompagner de désordres
intestinaux variés et que je vous laisse imaginer !
(...) En fait le trouble panique pour les médecin s
est une dépression due à une période
difficile dans la vie de la personne. Souvent cette dépression
est liée au rapport à la mort. Des moments difficiles
passés ou à venir nous rappellent que nous sommes
tellement vulnérables et seuls devant la mort ! Ces
moments de panique sont terribles. On a vraiment l'impression
que l'on va mourir ! Mon mari m'a vraiment soutenue pendant
cette période. J'ai été soignée
avec un anti-dépresseur très bien. » (femme
séropositive, 33 ans). « Je tournais en rond
autour de la table en me répétant que vivre
ainsi n'est pas possible et qu'il fallait arrêter le
traitement.
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Puis, je manquais
d'air mais lorsque j'ouvrais la fenêtre le vide m'attirait.
C'était une souffrance indicible, que je n'avais
jamais connu... » (homme séropositif, 40 ans)
« Je suis très angoissée et je me dit
chaque jour que c'est ma dernière heure, mais je
suis toujours là, alors je pense à mon arrière-grand-mère
et ça me rassure... » (femme séropositive,
24 ans) Débilité physique, fragilité
psychologiques, anxiété face à une
maladie qui reste mortelle, les personnes séropositives
ont du mal à se projeter dans le futur. Certains
patients séropositifs sous traitement antirétroviral
ont le sentiment que leur vie « ne tien qu’à
un fil », ce qui est source d’angoisse, pouvant
même provoquer des crises de panique. Les traitements
les maintiennent en vie, mais reste une incertitude : «
pour combien de temps ? » Par ailleurs, les traitements
occasionnent une diminution de la qualité de vie.
Diarrhée, nausées, troubles digestifs, perte
d’appétit, troubles métaboliques, fatigue,
insomnies, lipodystrophies, allergies, vertiges, anxiété,
dépression, calculs rénaux, neuropathies,
acidose lactique, pancréatites, troubles sexuels,
atteintes musculaires, problèmes osseux, problèmes
de peau, cheveux et ongles..., la liste des effets secondaires
des traitements est longue. Les effets secondaires des antirétroviraux
peuvent altérer considérablement la qualité
de vie des personnes sous traitement et les empêcher
de travailler, ce qui implique non seulement des problèmes
matériels mais aussi des problèmes d’ordre
psychologique, émotionnel et relationnel (Adam et
Herzlich, 1994). |
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En « échappement thérapeutique » | ||
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Les
multi-thérapies (traitements associant plusieurs molécules)
ont apporté aux séropositifs l’espoir
d’une vie plus longue et ont transformé l’infection
par VIH en maladie chronique. Mais ces traitements ne sont
pas toujours efficaces et l’on continue de mourir du
sida en France. Environ un patient sur dix est en «
échappement thérapeutique », c’est-à-dire,
le traitement n’est pas efficace pour une personne en
traitement sur dix. Les traitements anti-VIH exigent une hygiène
de vie et une observance qui ne sont pas toujours faisables,
pour de multiples raisons, et diminuent la qualité
de vie des personnes infectées, mais aussi des personnes
faisant partie de leur entourage. Cela est un facteur de «
déstabilisation » familiale et sociale, pouvant
aussi freiner le désir d'enfants.
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Le
VIH étant transmissible à la descendance, le
mode biologique de l’immortalité symbolique en
est affecté, l’identification par délégation
des personnes séropositives est diminuée. Or,
si l’anxiété face à la mort croît
en même temps que décroît le désir
d’immortalité symbolique, nous pouvons émettre
l’hypothèse que les personnes vivant avec le
VIH ont davantage de difficulté à formuler des
projets sur le long terme, à se projeter dans le futur
et à accéder à la continuité symbolique
lorsqu'elles n'ont pas d'enfants. Cela est de moins en moins
le cas, car les thérapies s'améliorent, et de
plus en plus de personnes vivant avec le VIH choisissent d'avoir
des enfants. Néanmoins, cette maladie reste associée,
dans l'imaginaire collectif, à l'idée de mort,
ce qui ne fait qu'accroître l'anxiété
face à la mort chez les personnes infectées.
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Bibliographie | ||
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Maia
Marta. (à paraître), Paroles hépatantes,
Paris, L'Harmattan / Éditions Pepper.
Adam P. et Herzlich C., 1994, Sociologie de la maladie et de la médecine, Paris, Nathan. Ariès P., 1985, L’homme devant la mort, Paris, Seuil. Daudel R. et Montagnier L., 1996, Le sida, Paris, Flammarion. Figueiredo E., 1993, Angústia Ecológica e o Futuro, Lisboa, Gradiva. Lifton R.J., 1964, “On Death and Symbolism: The Hiroshima Disaster”, Psychiatry: J. Stud. Interper. Proc., 27, pp. 191-210. Lifton R.J., 1973, “The sense of Immortality: On Death and the Continuity of Life”, |
American
Journal of Psychoanalysis, 33, pp. 3-15.
Mathews R.C. et Mister R.D., 1987, “Measuring an individual’s investment in the future: Symbolic sensation seeking, and psychic numbness”, Omega, 18 (3), pp. 161-173. Morin E., 1970, L’Homme et la Mort, Paris, Seuil (1ère édition : 1951). Neimeyer R.A., Wittkowski J. et Moser R. P., 2004, "Psychological research on death attitudes: an overview and evaluation”, Death Studies, 28 (4), 309-340. Thiaudière C., 2002, Sociologie du sida, Paris, La Découverte. |