SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

De la « vidéo-ludophilie » à l’usage pathologique du jeu vidéo

 

DE LA "VIDÉO-LUDOPHILIE" À L'USAGE PATHOLOGIQUE DU JEU VIDEO
 
Par Emmanuel Meunier, éducateur diplômé en anthropologie
et la contribution de Thibaut Pannetier, psychologue
(2014)

Sommaire

I. La « vidéo-ludophilie »
1. L’expérience de l’ « immersion »
2. L’expérience de la « puissance d’action » 

II. La passion obsessive pour le jeu vidéo
1. La « corruption » du jeu : retenir, dans le jeu, un joueur qui ne joue pas
2. Passions « tristes », violence et cruauté dans les jeux vidéo.
3. La logique d’excès, l’écran et la question du sommeil

 

III. L’usage pathologique du jeu vidéo
1. Usage excessif pathologique du jeu vidéo et fonctionnements familiaux (abord psycho-social)
2. Précarité, ruptures et deuil 

IV. Conclusion : La prévention au défi de la marchandisation des jeux vidéo

Introduction

Les jeux vidéo obsèdent, et pas seulement les joueurs, en nombre limité, qui se laissent envahir par leur pratique, qui y consacrent un temps qui mord progressivement sur leurs autres activités sociales et sur leur temps de sommeil et qui bientôt, lorsqu’ils ne jouent pas, se préoccupent plus de leur prochaines parties. Les jeux vidéo obsèdent aussi nombre de parents, d’éducateurs, de penseurs. Dans ce texte, nous ne ferons jamais usage du mot « addiction », et nous préférerons parler, comme Pascal Minotte (2010), de « passions obsessives ». Cette notion a pour premier mérite de réinscrire l’usage excessif du jeu vidéo dans un processus inhérent au jeu lui-même, celui que Roger Caillois qualifie de processus de « corruption » du jeu. N’importe quel joueur peut entretenir un rapport « corrompu » avec le jeu, observe Caillois, en telle sorte que « ce qui était plaisir devient idée fixe ; ce qui était évasion devient obligation ; ce qui était divertissement devient passion, obsession et source d’angoisse » (1992 : 103). Et nous montrerons que c’est bien parce que le jeu peut devenir obsessif, qu’il peut acquérir une fonction de dissimulation - ou de réponse à - des angoisses qui habitent l’individu et/ou le groupe familial, et induire un usage que nous qualifieront de « pathologique » du jeu vidéo.

Poser la question en ces termes nous amènera à distinguer :

-    la « vidéo-ludophilie », qui peut devenir « excessive », puisque le plaisir de jouer peut nous faire oublier momentanément nos obligations sociales.

-    La « passion obsessive » pour le jeu, dont nous montrerons qu’elle est liée à une « modalisation » de l’usage de jeu, qui permet, au travers du jeu, d’exhausser d’autres passions que celle de jouer

 

-    L’usage pathologique du jeu, c’est-à-dire, une « modalisation » de l’usage du jeu très spécifiquement en lien avec la gestion des angoisses et/ou une lutte anti-dépressive où l’usage est en lui-même un symptôme dépressif, et des troubles anxio-dépressif au sens large. 

Les considérations développées, ici, sur l’usage des jeux vidéo sont au demeurant bien souvent transposables à d’autres usages problématiques des technologies de l’information et de la communication (TIC), comme le téléchargement de séries particulièrement chronophages, la recherche obsessive d’information sur le net, en particulier sur un versant « idéologique » voire à tonalité « complotiste » ou encore l’usage excessif des médias sociaux. 

En replaçant les jeux vidéo au sein des TIC et dans une dimension psychodynamique – qui ne sera pas développée par la suite –, un usage excessif, voire pathologique, peut être révélateur, faire symptôme ou « équivalent de lutte contre » de  possibles souffrances muettes comme le sentiment d’abandon (dans le spectre normal) jusqu’à une véritable problématique abandonnique : « la première angoisse contre laquelle nous protègent les nouvelles technologies c’est celle de l’abandon […] Les usages problématiques des TIC constituent souvent les manifestations visibles (« symptômes ») d’un mal-être plus profond. » (Minotte, institut Wallon, 2010)

I. La « vidéo-ludophilie » 1. L’expérience de l’ « immersion »

Il n’y a pas de jeu vidéo sans interface graphique, c’est-à-dire sans un dispositif de dialogue homme-machine, qui passe par la médiation d’un écran où se trouve représenté des objets qui peuvent être utilisés par le joueur, grâce à des mouvements reconnus par une interface digitale – binaire (on/off) – et/ou analogique (mouvements de la main avec une souris, avec une manette, ou sur la surface de l’écran si celui-ci est tactile ou encore par des mouvements dans l’espace si, comme dans la wii (Nintendo), la machine est équipée d’un dispositif de reconnaissance des mouvements). Ce qui médiatise la relation homme-machine est donc un dispositif principalement visuel et tactile qui tend à produire une fusion entre l’action réelle et l’action virtuelle. Cette fusion est inhérente au plaisir de jouer, comme en témoigne le profond désagrément que provoquent les écarts temporels entre l’action et sa représentation graphique.

Il convient tout d’abord de s’arrêter sur l’expérience dite d’« immersion » que procure le jeu vidéo (c’est-à-dire le sentiment d’être « dans une bulle » avec l’écran) sentiment qui permet au joueur d’abstraire son environnement. Ce qui est intéressant dans le jeu vidéo, c’est qu’un écran de taille réduite (et parfois extrêmement réduite quand on songe aux écrans des consoles de jeux portables), peut produire cet effet d’immersion analogue à celui du cinéma : comment s’immerge-t-on « dans » quelques dizaines de centimètres carrés ?

 

Nous formulerons l’hypothèse suivante : la fascination qu’exerce l’écran tiendrait au fait que l’objet de la représentation graphique est toujours appelé à basculer radicalement, à un moment « donné » du jeu. Pacman illustre à merveille ce processus : Pacman est d’abord poursuivi par des fantômes, puis, après avoir avalé une pastille colorée, le chassé se transforme en chasseur en telle sorte que Pacman se met à poursuivre des fantômes apeurés.

Le dispositif de jeu fonctionne en deux temps : un temps passablement laborieux, qui exige une attention globale (il faut anticiper les mouvements des fantômes répartis dans toute l’aire de jeu), puis un second, plus intense, où le joueur acquiert le sentiment de disposer d’une puissance d’action et où il focalise son attention sur les « cibles » qu’il veut détruire (les fantômes apeurés).

Ce serait l’attente de ce moment de basculement, de ce moment à saisir, qui captiverait le joueur et qui produirait chez lui le sentiment d’immersion. Nous avons ici une structure temporelle qui ne va pas sans évoquer la relation entre chronos et kairos qu’établissaient les Grecs, pour qui le temps qui dure (chronos) était parsemé de moment à saisir (kairos) propices à la réalisation d’actions.

 01 Pacman  02 Pacman

Pacman (1980)

Deux temps donc : un « temps-durée » et des « temps-puissance d’action ». Mathieu Triclot compare, non sans ironie, la liberté du joueur à celle du sujet moral de Leibniz : de même que pour l’homme moral de Leibniz, la « liberté » consiste à accomplir volontairement le dessein voulu par Dieu, la liberté du joueur « ne consiste bien souvent qu’à accomplir le programme » (2011 : 60). Dans une large phase de jeu, le joueur n’a d’autres choix que de se soumettre aux prescriptions d’un programme, à un script qui ne lui laisse qu’une liberté relative et le contraint à une sorte de training, à une série d’exercices, au cours desquels il acquiert un ensemble de savoirs et de réflexes qui lui permettent de s’adapter au jeu. Des réflexes et des schèmes sensorimoteurs (cliquer vite, opérer des raccourcis clavier…) s’incorporent en lui, ainsi qu’une familiarisation avec l’univers du jeu (les symboles, les repères visuels qui forment une sorte de langage propre au jeu) qui lui permettront bientôt d’anticiper nombre de situations. Dans cette phase de jeu, il gagne des points, acquiert des ressources et des objets spéciaux qui vont conférer des pouvoirs à un personnage qu’il incarne, lui procurer des alliés, etc. En somme, durant la majeure partie du temps de jeu, le joueur exécute ce qui est, sinon exigé, au moins recommandé par le programme et il est « récompensé » de ses efforts par un score qu’il voit progresser. Les jeux proposent des niveaux du très accessible à des niveaux très difficiles.

 

Le joueur est, dans cette phase « d’entraînement », dans une position quasi laborieuse, ce qui n’est supportable qu’autant qu’il s’attend, à un « moment » donné, à ce que le jeu se renverse pour lui conférer une « puissance d’action » nouvelle qui sera sa principale source de plaisir. Olivier Mauco parle de « capacité transformative » acquise au cours du jeu, de moment où le joueur acquiert la faculté « de changer la situation ludique initiale pour gagner » (2013 : 54). La puissance d’action acquise dépend de la première phase, qui lui aura permis d’acquérir de nouvelles « autorisations » (autorisation à faire certaines actions, à accéder à certaines ressources) et de nouvelles « allocations » (capacité à générer de nouvelles commandes sur des objets). Dans bien des jeux, ce moment où survient la « puissance d’action » ou la « capacité transformative » s’interrompt avec les retentissements de la victoire et/ou par le passage à un « niveau supérieur », où le joueur se redécouvrira de nouveau inadapté et contraint d’en repasser par le même processus de réadaptation à de nouvelles contraintes...

2. L’expérience de la « puissance d’action » 
     
 
 

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Battlefield 4 (2013)

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Age of Empire 3 (2005)

Le sentiment de puissance d’action peut prendre des formes aussi diverses que les jeux eux-mêmes. Pour les différencier, nous reprendrons la catégorisation des jeux proposée par Roger Caillois : il distingue les jeux d’agôn (jeux d’affrontement et de stratégie), d’ilinx (le vertige que procurent les jeux de glisse, de balançoire, de cascade), de mimicry (jeux de simulation, de faire semblant) et d’aléa (jeu de hasard).

Le sentiment de puissance d’action le plus simple à saisir est celui qui survient dans les jeux d’agôn (combat), et qui coïncide avec le moment où le joueur a atteint une position « optimisée » qui lui permet d’affronter ses adversaires dans de bonnes conditions, et bien souvent de vaincre avec une sorte d’aisance jubilatoire. Ce sentiment de puissance peut émerger aussi bien dans des jeux stratégiques type Age of Empire que dans des jeux de shoot (FPS), type Battlefield.

Les jeux qui ont pour ressort l’Ilinx (le vertige) suscitent une expérience très spécifique. M. Triclot, à la suite de Valleur et Matysiak (2010 : 189), établit un lien entre les jeux dits d’arcade (type Space inviders ou Tetris) et le plaisir lié l’Ilinx : les jeux d’arcades sont « des jeux qui accélèrent jusqu’à devenir impossibles, et dans lesquels ce qui compte n’est pas tant le score à atteindre que l’état de débordement dans lequel le jeu nous met, lorsque la main peut encore faire le geste qui sauve alors que le cerveau a déjà perdu » (2011 : 51).

 

Le joueur n’est pas très loin d’un état de transe : il lui faut s’adapter à la situation d’accélération en suspendant sa pensée, en réagissant de manière « réflexe » et en répondant de manière « intuitive ». Le joueur perdra inéluctablement (le gagnant étant celui qui perd le moins face à la machine), mais en déployant une forme particulière de « puissance d’action » inscrite dans un registre sensorimoteur, ce qui va lui permettre d’« éprouver son corps comme une machine ajustée à la machine du jeu, qui continue à tourner alors que l’activité consciente est déjà hors course » (2011 : 153). Un autre aspect du vertige est celui qui est lié à la découverte et à l’exploration de mondes gigantesques, fantastiques ou apocalyptiques, activité qui produit, chez certains joueurs, un sentiment qui évoque celui que Kant nomme « sublime » : dans ces explorations, observe Vincent Berry, il y a « recherche d’un sentiment de vertige face à ces créations numériques, qui n’est pas sans évoquer cet ilinx que décrit Caillois et qui ‘consiste en une tentative de détruire pour un instant la perception et d’infliger à la conscience lucide une sorte de panique voluptueuse' »  (2012 : 83-84). Récemment, GTA V, a créé une ville extrêmement vaste dont la seule exploration prend des journées entières, une ville assez vertigineuse pour que l’on puisse s’y perdre.

 

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Space Invaders (1978) / Tetris (1984/2002)

Notons que les jeux peuvent s’hybrider et relever à la fois de l’agôn et de l’Ilinx : des jeux compétitifs (agonistiques) comme les courses automobiles (type Need for speed) peuvent aussi être des jeux de « vertige » dans la mesure où les joueurs seront portés à pousser leur « voiture » au maximum de sa vitesse, si bien que le joueur devra mener la compétition tout en adoptant une « conduite » très intuitive.

 

De même des jeux de shoot (type les premiers Battlefield, Call of duty mode Zombie, Resistance ou Halo), dans des situations où le joueur doit affronter une horde ennemie irrésistible, par exemple des vagues de Zombies ou d’extraterrestres, qui ne lui laisse que le choix de fuir ou de tirer, de manière réflexe, dans le tas, s’il veut « survivre » tout en faisant des choix tactiques (choisir un lieu opportun pour se défendre efficacement par exemple).

 

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Need for Speed Rivals (2013) / Call of Duty Black Ops 2 Zombies (2012/2013)

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Resistance 3 (2011)

Une autre forme de puissance d’action est liée à la « mimicry », c’est-à-dire aux jeux structurés par le plaisir de faire semblant. Les jeux en ligne et multi-joueurs, qui impliquent la création d’avatars sophistiqués, soit pour des activités liées au plaisir de faire des rencontres, comme sur Second life (SL), soit pour y jouer un personnage « heroic fantasy » et effectuer des missions, comme sur dans World of Warcraft (WOW), génère ce plaisir lié au simulacre : plaisir d’être un autre, plaisir de se faire passer pour un autre, d’interagir avec des avatars dont il faut analyser le comportement pour tenter de se former une image mentale imaginaire et/ou fantasmatique des joueurs qui les animent. Il y a dans ces jeux la possibilité d’expériences analogues à celles que procurent les carnavals et les bals masqués. Dans WOW, comme le relève Vincent Berry, les « joueurs insistent sur la notion de roleplay, littéralement jouer un rôle » (p. 160) : les joueurs de WOW interagissent en se donnant du « monseigneur », du « messire » ou du « vilain » et ils accordent leurs comportements avec l’esprit de leur personnage : un personnage de nain sera grossier, un elfe aura une attitude noble, un orque sera méchant, par exemple. « Etre méchant mais pour de faux, observe Berry, suppose un langage, une métacommunication et un cadre de l’expérience très particulier qu’il s’agit d’apprendre et maîtriser » (2012 : 126) pour que les autres joueurs vous perçoivent comme agissant en conformité avec votre personnage et non comme un agresseur. Le personnage peut avoir des déterminations plus spécifiques : par exemple, un personnage qui, pour d’obscures raisons, rejette tout contact avec l’eau, refusera d’aider un autre joueur s’il lui faut traverser une rivière et, là encore, le joueur devra communiquer avec ses partenaires pour que ce refus apparaisse comme une conséquence du « roleplay » et non comme une rupture d’un lien de solidarité.

 

La relation à l’avatar est complexe et plus inconsciente qu’il n’y parait. Comme l’observe Boellstorff (cité par Laurent, 2010 : 486-487), les « joueurs incorporent, via un avatar, le corps de leurs rêves » et une image idéale d’eux-mêmes, dans SL, « une majorité de joueur considère leur avatar principal comme l’expression de leur standard de beauté dans la vie réelle, ou encore comme le reflet de leur moi ». Un joueur lui confie, à propos de son avatar, que celui-ci reflète « la manière dont je me vois moi de l’intérieur ». Les joueurs peuvent en outre éclater leur « moi »  en plusieurs « parties », en créant plusieurs avatars, qui leur ressemblent chacun, par certains côtés et/ou qui forment une pluralité d’images idéalisées d’eux-mêmes. Images qui correspondent aussi aux désirs des autres et qui sont, comme l’observe Antonio Casilli, en correspondance avec les discours sur les corps véhiculés par notre imaginaire social : « ces corps « virtuels » deviennent un miroir de ce que nous attendons aujourd’hui de nos corps « réels ». Ils sont un catalogue de nos désirs. Le désir d’être impérissable, de ne vieillir jamais, par exemple » (2010 : 135). Mais aussi, les désirs de toute puissance, que celle-ci s’exprime en termes de force, de charisme ou de potentiel de séduction. Vincent Berry observe qu’il n’est pas rare que les hommes qui animent des avatars féminins, se choisissent des corps de bimbo, et en modifient régulièrement la vêture, comme les petites filles qui déshabillent et rhabillent leur poupée. Savoir qui est vraiment femme et qui est vraiment homme derrière les avatars, est un objet de discussion récurrents entre les joueurs (2012 : 155s).

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Une joueuse et un joueur et leur avatar sur Second life (2003)

Il y a aussi un plaisir particulier à découvrir les défaillances du programme, dont les joueurs peuvent d’ailleurs tirer partie. Dans WOW, ces défaillances sont appelée les « bugs exploits » : « cela peut consister par exemple à trouver un moyen de se cacher dans un décor (un mur) pour ne pas être vu ou ciblé par les autres » (Berry, 2012 : 128). Certains joueurs deviennent des spécialistes de la « déconstruction » du jeu, et jubile de prendre en défaut un monde programmé.

Last but not least, l’un des plaisirs majeurs du jeu vidéo est lié au caractère social de cette activité. La technologie permet à des joueurs éloignés géographiquement de converser à distance, d’échanger des messages et de se coordonner pour accroître leur puissance d’action. Le jeu vidéo est vecteur d’une culture, de références communes, d’échanges conversationnels entre amis.

 

Le jeu vidéo, comme n’importe quel jeu, crée des états de plaisir et d’excitation suffisants pour induire une pratique « excessive », qui se traduira par une difficulté à renoncer au plaisir de jouer pour satisfaire à des besoins (temps de sommeil) ou à des obligations sociales (passer un temps convenable avec les autres, arriver à l’heure à l’école, au travail, dans un état adapté pour effectuer les tâches requises…). Le désir d’atteindre l’excellence, d’accéder au plus haut niveau de difficulté, en s’imposant le maximum de contraintes peut accaparer le joueur de longues heures, voire des journées entières. Tout jeu met en lumière les capacités d’un individu à accepter la frustration et la défaite, mais aussi sa capacité à différer son plaisir, à circonscrire son temps de jeu, à renoncer à un nouveau défi. Cet engagement dans le jeu, aussi excessif et dommageable qu’il soit, n’est pas en soi pathologique : il s’agit de l’excès d’une passion, dont le joueur se déprend quand il atteint le sentiment d’avoir atteint l’excellence et/ou d’avoir « fait le tour » du jeu.

II. La passion obsessive pour le jeu vidéo

1. La « corruption » du jeu : retenir, dans le jeu, un joueur qui ne joue pas 

Le rapport au jeu, comme l’indique Caillois, peut néanmoins se corrompre. Une activité ludique peut être « modalisée » afin de satisfaire un autre plaisir que celui de jouer : par exemple, on pourra tirer partie d’une session de football pour satisfaire un désir de se venger, en taclant rudement un ennemi intime, acte qui passera pour un accident de jeu, plus ou moins inhérent au jeu, mais qui sera en fait une véritable agression.

Nous pouvons repérer plusieurs conduites, fréquentes dans les jeux vidéo, qui ont un autre ressort que le plaisir de jouer :


> Le plaisir de collectionner (accumuler des biens, ou plus qualitativement, à réunir les biens qui forment des séries, à s’approprier les plus rares, les plus précieux...)


> Le plaisir à se rendre populaire (être charismatique), à acquérir du prestige (gain narcissique)


> Le plaisir de commander


> et le plaisir d’extérioriser son agressivité et de transgresser les règles.

 

Le jeu, à satisfaire d’autres plaisirs que celui de jouer, offre des possibilités d’excès renouvelés : si le plaisir à jouer s’éteint de lui-même quand le joueur a le sentiment d’avoir fait le tour du jeu, ces autres plaisirs ne s’éteignent pas avec l’exploration complète des expériences ludiques proposées. On pourrait dire de ces plaisirs qu’ils sont des « plus-plaisirs », un peu comme la plus-value est un surcroît de valeur.

 

Les quatre « plus-plaisirs » que nous avons mentionnés, côtoient de longue date le monde du jeu : les enfants collectionnent les vignettes (type Panini) qui représentent des footballeurs ou des personnages de jeux (vignettes Pokemon) ; de nombreux jeux permettent d’acquérir de la notoriété ; le jeu, dès lors qu’il s’effectue en équipe, implique un commandement ; le jeu, qui mobilise bien souvent l’agressivité des joueurs, pose des règles avec lesquels le joueur triche autant qu’il peut sans se faire prendre, et il peut devenir un espace transgressif, qui peut satisfaire une jouissance à adopter des conduites antisociales, à mettre à l’épreuve la loi symbolique, l’interdit parental. La passion de collectionner, à se rendre populaire, à commander et le plaisir d’agresser et de transgresser sont des passions qui accompagnent l’activité ludique sans toutefois se confondre avec celle-ci.

Ce qui est intéressant, c’est de constater que les éditeurs de jeux vont concevoir certains de leurs jeux en telles sorte qu’ils favorisent l’épanouissement de ces passions « mitoyennes » au monde du jeu et cela pour des raisons commerciales  L’inconvénient du ludique – pour l’éditeur de jeu – c’est que le plaisir à jouer, tend à s’épuiser : après avoir renouveler plusieurs fois l’expérience d’avoir atteint l’état de « puissance d’action », le joueur finit pas se lasser, à être gagné par un sentiment de lassitude et d’avoir fait « le tour du jeu ». Par contre, les passions de collectionner, de gagner de la notoriété, de commander ou le plaisir de transgresser sont des passions pratiquement inépuisables. Aussi l’éditeur de jeux a-t-il intérêt à ce que les joueurs fassent autre chose que jouer pour mieux les retenir dans l’espace de jeu et qu’ils y passent le plus de temps possible (soit que les joueurs soient des abonnés, comme dans les jeux en ligne, soit, qu’au vu du temps passé, les joueurs aient le sentiment d’en avoir eu pour leur argent).

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Faire du shoping dans Sims 3 / Faire de l’ordinateur dans Sims 3 (2009)

SL et WOW, grâce à des mises à jour périodiques, crées des nouveaux objets de consommations comme de nouveaux costumes pour les avatars, qu’il faudra acquérir pour ne passer pour un « has been » dans SL. Des nouvelles armes, qui rendent les anciennes obsolètes, obligent les joueurs de WOW à de nouvelles acquisitions. « Des joueurs, observe Berry, sont sensibles au plaisir de la collection, de l’acquisition de l’objet rare, de la possession de l’ « item unique » et du prestige qui en résulte » (2012 : 78). Tel joueur collectionne les « dépouilles » des monstres qu’il accroche comme des trophées sur la façade de sa maison, qu’il doit évidemment agrandir au fur et mesure que s’accroît sa collection. Ce type d’activité, ne lui confère que peu de points en terme de progression dans le jeu, mais les combats deviennent de plus en plus risqués pour lui : ceux-ci l’exposant au risque de perdre des points de vie, il risque d’avoir à vendre une partie de sa précieuse collection pour pouvoir les récupérer. Aussi, le collectionneur est-il contraint par sa passion à ne plus s’abandonner au plaisir de jouer, qui implique de se mettre en jeu, de s’exposer à la perte, de lâcher prise.

Les Sims est un jeu où l’on simule la vie sociale en créant des avatars, qui donne une très grande liberté aux joueurs ; le mariage gay et l’homoparentalité y sont par exemple possibles.

 

Dans ce jeu de « maison de poupée numérique », il existe une grande liberté pour concevoir sa famille idéale et sa maison idéale, observe Triclot, mais « il existe un point sur lequel le jeu ne transige pas : pour continuer à jouer, il faut accumuler constamment de l’argent et des marchandises de façon à répondre aux besoins des Sims. Tout est possible, à condition de transformer sa vie en une sorte de téléachat continu » (2011 : 202). Dans cet univers « conformiste libertaire », toutes les valeurs se valent, pourvu que l’on consomme, et il faut avoir créé un monde qui nous paraisse idéal, pour consentir à passer un temps si considérable à « créer » les ressources qui lui permettent de subsister virtuellement !

Dans les jeux en ligne, certains souhaitent acquérir de la notoriété, devenir « populaire », occuper une place « charismatique ». Grâce aux outils statistiques, les joueurs en ligne apparaissent dans une liste des meilleurs joueurs mondiaux, ce qui peut motiver un désir de jouer, non plus pour le plaisir de jouer, mais pour conserver un rang dans une hiérarchie. Les joueurs peuvent aussi tenir un blog, mettent en ligne des vidéos de leurs exploits et sont attentifs au nombre de personnes connectées à leur blog, aux commentaires et au « like » et « dislike » (« j’aime », « j’aime pas »). Ils entretiennent des liens avec leurs groupies et subissent les risées de ceux qui les traitent de prétentieux (ils sont ironiquement surnommés « ProGaMer » ou « pgm » dans WOW). Activités qui sont annexes au jeu lui-même, et qui peuvent s’avérer chronophages.

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Rassemblement d’une guilde sur World of Warcraft (2004)

Les jeux d’équipes, en particulier WOW, qui impliquent la formation de « guilde », groupe coopératif où les joueurs s’entraident pour atteindre des objectifs (Quêtes), induit l’apparition de chefs. Ceux-ci sont vite accaparés par des tâches de coordinations, de promotion de la guilde (grâce au blog de la guilde) pour attirer des joueurs, de formation des novices, de régulation des tensions, de détermination de règles propres au groupe, de contrôle des présences, etc.

La passion liée à l’expression de l’agressivité, de la provocation, de la transgression, à ceci d’inépuisable qu’elle s’inscrit dans une logique d’escalade. Dans WOW les joueurs peuvent utiliser des « émotes », c'est-à-dire des expressions corporelles, comme par exemple, faire un bras d’honneur.

 

Les canaux vocaux et de chat permettent de s’insulter. Jusqu’à un certain point, ces provocations peuvent faire partie du jeu. Sur WOW, il s’est établit une culture collective qui régule partiellement cette agressivité entre joueurs en produisant un cadre qui définit ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas (Berry, 2012 :123s).

Le jeu peut-être « modalisé » en telle sorte qu’il satisfasse d’autres passions que le plaisir de jouer, et ces modes d’engagement dans le jeu peuvent se révéler chronophage, mais aussi, devenir révélateur d’un état de fragilité psychique, par leur tendance à se muer, en ce que Spinoza appelle des « passions tristes ».

2. « Passions tristes », violence et cruauté dans les jeux vidéo 
     
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GTA IV (2008) / GTA V (2013)

La passion de la collection, de la notoriété, du commandement et de la transgression ne sont pas sans liens : elles renvoient au refus de s’exposer au risque de la perte, qui est pourtant le propre (et peut-être même l’essence) du jeu. Le collectionneur accumule, celui qui recherche la notoriété construit une image et se contraint à ne pas perdre la face, celui qui aime le commandement doit construire son autorité sur les autres, le transgresseur détruit le cadre du jeu pour ne pas avoir à perdre au cours du jeu.

Les jeux violents sont à cet égard révélateurs : dans GTA IV, jeu considéré comme l’un des plus violents, le joueur incarne un tueur au service de mafieux. Le personnage, Niko Bellic, a toutes les caractéristiques du « conformiste déviant » : c’est un immigré yougoslave installé à Liberty City, qui est contraint de plonger dans le monde du crime pour aider son cousin, qui est endetté auprès de mafieux, et qui veut se venger d’un homme qui l’a trahi pendant la guerre civile de Yougoslavie. Les moyens criminels à la disposition du joueur (vols de voiture, meurtres, etc.) sont donc référés à de « nobles » valeurs comme le sens de la famille, de la Patrie et de l’honneur. En outre, comme l’observe Mauco, même s’il use de moyen répréhensible, le personnage de Bellic poursuit le « rêve américain ».

 

« Le style de vie prescrit par Liberty City et ses médias érige la consommation et la richesse comme valeurs constitutives du self-made man américain » (2013 : 99). Les objectifs sont conformistes, mais c’est « l’action violente qui semble être la seule capacité transformative de la condition initiale de Niko Bellic » (2013 : 97).

D’autres jeux exhaussent le plaisir de la transgression la plus gratuite : ainsi « Carmageddon » (1997) est-il un jeu de course automobile où écraser les piétons permet de collecter du temps supplémentaire, et constitue de fait une des conditions de victoire. « Postal » donne pour objectif de réaliser un carnage dans une ville, et, en option, d'asperger les passants d'essence avant de les brûler vifs, ou encore d'uriner sur des cadavres démembrés. Dans Le Punisher (2002) - jeu qui s’inspire d’un Comics qui a donné naissance à plusieurs films - le joueur doit mener des interrogatoires pour trouver des coupables, et cela sans exclure la torture pour parvenir à ses fins : si les personnes interrogées semblent peu loquaces le joueur pourra leur plonger la tête dans un broyeur à ordures, dans un bac d'huile bouillante, ou encore la leur placer sous une perceuse industrielle. Un jeu vidéo japonais, Rapeley, permet de simuler des viols.

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Carmageddon 2 (1998) / Rapelay (2006)

Il nous faut, ici, tenter de faire un point sur la question de la capacité du jeu vidéo à « rendre » violent. On se souvient que Bill Clinton avait désigné les jeux vidéo comme responsables de la tuerie de Colombine et que plus récemment le rôle de ces jeux a été évoqué dans les tueries de Newton et Littleton, où des adolescents et enfants ont été tués par des jeunes présentés comme des adeptes de jeux vidéo. Le jeu vidéo violent n’est pas seulement évoqué dans le contexte de tueries de forcenés sans idéologies identifiables, il fut aussi mentionné comme des pratiques électives d’assassins idéologiquement fascistes ou islamistes comme Anders Breivik ou Mohamed Merah.

Le psychologue Laurent Bègue (Université Pierre-Mendès France, Grenoble) s’est appuyé sur des expériences de laboratoire pour théoriser un « effet agressogène » des jeux vidéo violents. Il a comparé deux groupes d’étudiants, le premier ayant joué à des jeux vidéo violents, l’autre à des jeux de course. Puis il les soumit à un jeu de questions-réponses, où le vainqueur devait infliger un choc de décibel au perdant. D'après les résultats, les étudiants ayant joué aux jeux violents envoyaient des doses de décibels plus longues et plus importantes (de 15% supérieure en moyenne) que les étudiants ayant joués à des jeux de courses. Cette sur-agressivité résulterait des « effets agressogènes » des jeux vidéo violents, c’est-à-dire que le joueur ayant été plus fortement « agressé » par l’univers du jeu aurait développé une tendance plus forte à agresser autrui. Ce type d’étude pose une série de problèmes : tout d’abord, qu’une personne qui a mené une activité qui aura mobilisée son agressivité soit momentanément plus agressive qu’une personne qui aura menée une activité qui lui demandait surtout de la concentration et de la réactivité (jeu de course) n’est pas très étonnant. Mais est-ce à dire, que cette personne est devenue plus agressive, c’est-à-dire, que passé un moment, qui lui permet de faire redescendre l’adrénaline et de se distancier par rapport à ce qu’elle vient de vivre, elle demeure, en moyenne, plus agressive ? C’est douteux. En tout cas, l’étude de L. Bègue, ne démontre pas, que passé une semaine, un mois, une année, notre joueur de jeu vidéo violent est resté plus agressif. Mais surtout ce type d’étude ne tient pas compte des modalités d’investissement du jeu (fréquence, exclusivité…), ni de la personnalité des joueurs, ni de leur environnement social, culturel, familial, affectif. D’autre part, l’expérience de Laurent Bègue, suppose que le joueur soit un récepteur passif du jeu qu’il pratique : or il n’est pas interdit d’être un « tueur » dans un jeu et d’avoir une perception critique de l’idéologie sous-jacente du jeu. D’autres psychologues, notamment aux USA, considèrent que les images violentes inculquent des "scripts de conduite" que le jeune reproduirait ensuite. Cette approche se heurte à trois problèmes de logique : tout d’abord, dans les jeux, on ne simule pas la réalité, on participe à une fiction, on joue une histoire (dans bien des cas complètement irréaliste). Si l’on apprend une manière d’être en jouant, c’est une manière d’être dans le jeu plutôt qu’une manière d’être en société.

 

Or la quasi-totalité des joueurs savent intimement qu’il s’agit d’un jeu et font la différence entre réalité et jeu (virtuel ou non). Deuxièmement, il n’y a pas de lien clair entre agressivité dans le jeu et agression, qui implique une forme de passage à l’acte qui échappe à la maîtrise du sujet. L’agressivité, comme moteur normal d’un grand nombre de jeu, est perçue par le joueur qui en ressent les montées et les descentes et il apprend à la mobiliser pour atteindre ses objectifs (qu’il s’agisse de marquer un but avec un ballon ou de « tuer » un ennemi dans un jeu vidéo). Troisièmement, si le joueur est un récepteur passif (qui subit l’influence du jeu, qui reçoit l’impression d’un "script de conduite" qui s’imprime en lui), comment une activité qui le rendrait passif, pourrait-elle ensuite rendre actif (et provoquer le passage à l’acte violent) ? En réalité, le joueur n’est tout sauf un récepteur passif et sa capacité à gérer le jeu comme son agressivité renvoie à sa personnalité, à son histoire, etc. Il n’y a pas plus de chance qu’un jeu vidéo ne provoque des meurtres, que la lecture des « souffrances du jeunes Werther » ne provoque de suicide, même si l’auteur du passage à l’acte peut puiser dans ces œuvres des « motifs » qui lui permettent d’organiser la mise en scène de son acte.

Les chercheurs qui mènent ce type d’études semblent passer à côté de l’essentiel, à savoir, d’une part, la grande adéquation de ces jeux avec les désirs régressifs des adolescents et, d’autre part, le fait que ce qui leur a justement échappé, a par contre été très bien perçu par les éditeurs de jeux qui se livrent à une surenchère sur le registre des transgressions et sur celui de l’expression de l’agressivité.

Un certain nombre de joueurs va investir les jeux violents en tant qu’ils offrent une fonction cathartique face au trop plein d’excitation agressive, notamment lors de frustrations. Certains jeux impliquent différents degrés de « violence scénarisée » nécessaire pour progresser, dans ce cas, ces jeux peuvent être un support virtuel à l’agressivité, pour préparer à une affirmation de soi (JY Hayez, 2013) et « un cadre » au fantasme de toute puissance. Désir infantile, régressif, qui évoque la « pulsion d’emprise » décrite par Freud (1962 : 89s) chez le petit enfant qui se plait à mordre ou à tirer la queue du chat. A l’instar de l’enfant cruel, qui ne prend pas spécialement plaisir à voir sa victime souffrir, mais trouve son plaisir à la dominer, à s’imposer à elle, le joueur adepte de jeux « cruels » ne se satisfait plus de vaincre - comme dans n’importe quel jeu « agonistique » -, il veut « écraser », « dominer » son adversaire virtuel, « triompher sans réserve ». Ce ressort n’a pas échappé aux éditeurs de jeux qui, concurrence aidant, entrent dans une surenchère dans le registre du transgressif, dans un contexte socioculturel de déclin de la normativité dans les liens sociaux, d’affaissement des formes d’autorités traditionnelles et de valorisation de l’individualisme. L’inconduite transgressive du joueur fait en définitive l’objet d’une relative tolérance sociale. C’est aussi une excitation qui souvent se partage, les joueurs pouvant se réunir pour jouir ensemble d’un « petit scandale ». D’où finalement l’étonnement et les désarrois des adultes qui découvrent que, dans cette logique de surenchère, leurs adolescents pratiquent des jeux de plus en plus violents et de plus en plus obscènes…

 3. La logique d’excès, l’écran et la question du sommeil

Il existe, dans le dispositif du jeu lui-même, un élément qui va faire perdre au joueur sa capacité à gérer le temps : l’écran lui-même (Royant-Parola, 2013). Les écrans d’ordinateurs et des tablettes utilisent le plus souvent des diodes dont le spectre lumineux a une longueur d’onde autour de 460 nm, c’est-à-dire celle de la lumière bleue. Or on sait, d’une part, que la lumière bleue va, avec une puissance 100 fois supérieure à celle la lumière blanche, désynchroniser et resynchroniser le rythme circadien veille-sommeil et ainsi décaler les horaires habituels d’endormissement ; d’autre part, la lumière bleue contribue au blocage de la sécrétion de la mélatonine, hormone (du sommeil) qui commence généralement à être sécrétée deux heures avant l’endormissement habituel (pour l’être ensuite tout au long de la nuit).

Il en résulte une tendance à se coucher plus tard et à dormir moins, qui induit une accumulation de « dette de sommeil ». Si les « dettes de sommeil » ponctuelles (par exemple celles qui sont liées à des nuits blanches occasionnelles) sont aisément rattrapables, les effets de la privation partielle de sommeil sont plus insidieux. Le manque de sommeil chronique altère nombre de fonctions du cerveau, en particulier la mémoire, le contrôle de la motricité, l’humeur (notamment en induisant de l’irritabilité), le contrôle des émotions, des impulsions, la planification et organisation des tâches qui peuvent affecter la motivation du sujet.

 

Il « entraîne chez certains sujets des troubles avérés, et, chez d’autres une fragilisation, notamment une modification de la réactivité au stress. Ces effets négatifs s’installent progressivement au cours du temps et ne sont inversés qu’après de nombreuses nuits de récupération d’un sommeil "à volonté" » (Royant-Parola, 2013 : 101-102). La tendance de l’adolescent à dormir plus le week-end pourrait sembler adéquat, mais il s’ensuit bien souvent que celui-ci s’endort encore plus tard : « si l’on compare les horaires de sommeil en semaine et en week-end, on constate de plus en plus souvent, chez les jeunes, un décalage important avec des horaires très tardifs le week-end : parfois plus de 5 h de retard pour l’horaire de lever ! Ce décalage est équivalent à celui d’un voyage Paris-New-York ; c’est-à-dire que l’adolescent se retrouve dans une situation de jet-lag dont on connaît les effets sur le sommeil et la fatigue » (op. cit.: 123).

Nous avons donc affaire à une logique d’excès qui peut contribuer à vulnérabiliser sérieusement l’adolescent qui, même s’il bénéficie d’une capacité de récupération supérieure à l’adulte, à encore besoin de plage importante de sommeil.

 III. L’usage pathologique du jeu vidéo

A quel moment un usage peut-il être qualifié de pathologique ? Il semble que le critère qui puisse être retenu est celui d’un usage excessif du jeu dont la fonction est d’apaiser une souffrance psychique, de masquer l’angoisse, de lutter contre une dépressivité, d’opérer plus ou moins consciemment une tentative auto-thérapeutique. Les joueurs à risque se situent dans une période de vie, de plus en plus longue, située entre la fin de l’obligation scolaire et le premier emploi stable qui assure une autonomie réelle. Deux publics apparaissent plus vulnérables : d’une part, les adolescents joueurs excessifs qui utilisent le jeu pour faire « écran » et mettre à distance les autres, notamment dans un contexte de dysfonctionnement familial. D’autre part, les jeunes adultes joueurs excessifs qui sont confrontés, soit à un contexte de précarité, soit à des épreuves de « perte », qu’il s’agisse de séparation ou de deuil. L’isolement complet, les personnes recluses dans leur chambre (« No life ») sont des situations très exceptionnelles (Johan Chaulet, 2009).

Le jeu devient pathologique lorsqu’il acquiert une fonction défensive pour le sujet, lorsqu’il produit une sorte « d’écran », qui dissimule des pensées et affects négatifs, des angoisses, ceux-ci pouvant générer des états dépressifs et/ou anxieux.

 

Ce mode défensif, à devenir exclusif et chronophage, perturbe la relation à l’environnement et tend à produire de nouvelles sources d’angoisses, en telle sorte qu’il produit un effet de renforcement inscrit dans un système de causalité circulaire : plus je suis angoissé plus je joue, plus je rencontre de motifs d’anxiété liés aux conséquences dommageables de la pratique du jeu (effet négatifs sur le travail, sur les liens avec l’entourage, etc.)… et plus je joue pour apaiser l’anxiété. Le jeu intensif permet d’éviter la souffrance et, jusqu’à un certain point, de continuer à vivre « normalement », d’où, comme l’observe Thomas Gaon (2014), une double fonction du jeu, à la fois « défensive » et « adaptative ».  Réciproquement, pour le clinicien, les usages excessifs des jeux vidéo « sont en passe de devenir un des symptômes principaux de la dépression, notamment chez l’adolescent » (Minotte, 2013 : 33) et Serge Tisseron, parle du jeu excessif et patholgique comme d’un « symptôme défensif » (2012 : 56). « D’un point de vue statistique, observe encore P. Minotte (2013 : 33-34), la dépression est le meilleur facteur prédictif d’une U.P.T.I.C. [usage problématique des technologies de l’information et de la communication]. Nous pensions au départ aborder une problématique nouvelle et nous arrivons au constat que, dans ses fondements, elle n’a rien de très neuf. » Jouer permet d’éviter de penser à ce qui fait souffrir et d’échapper à la pesanteur du quotidien...

19 SL ange noir  20 SL avatar squelette

Un avatar « ange noir » et avatar squelette avec coupe iroquoise sur Second life

     
1. Usage excessif pathologique du jeu vidéo et fonctionnement familiaux
(abord psycho-socio-éducatif)

Pascal Minotte observe que « les familles les plus « laxistes » et les plus permissives ne sont pas les seules à être concernées par les usages problématiques de leurs adolescents, les familles les plus contrôlantes aussi. Il semble que ce soit dans les deux extrêmes que l’on recrute le plus de situations problématiques » (2010 : 34-35). Les familles autoritaires et les familles laxistes partagent plus de traits communs que l’on pourrait croire. Dans la famille autoritaire, l’enfant tend à idéaliser le parent tout puissant, et par conséquent peine à s’autonomiser psychiquement. Soit il se dévalorise face à l’image du parent tout puissant, soit il s’oppose radicalement, de manière parfois haineuse, ce qui le plonge dans un sentiment d’insécurité interne liés à des sentiments de culpabilité et de crainte de perdre l’estime et l’amour de parents si « parfait ». Freud observe à propos de l’éducation laxiste, que « l'expérience montre, contre toute attente, que le surmoi peut acquérir le caractère de dureté inexorable alors que l’éducation a été douce et bienveillante, qu’elle a évité, autant que possible menace et punitions » (2006 : 87-88). Les parents laxistes, dont la « bonté » semble infinie (surtout, s’ils sont souvent absents et indemnisent l’enfant, tentent de compenser, de se racheter) de leur absence en lui distribuant argent et cadeaux), sont eux aussi des objets d’identification puissants, et par conséquent, cette éducation peut produire les mêmes sentiments de dévalorisation (impossible d’égaler de si « bons » parents), les mêmes haines comme moyen de s’autonomiser, les mêmes sentiments de culpabilité, et de crainte de perdre l’amour de parents « parfaits ». L’autre point commun est que dans ces deux cadres familiaux, la loi ne fait pas toujours tiers : le parent autoritaire semble « faire la loi » plus que la transmettre et s’en porter garant ; le parent laxiste récuse la loi. Dans les deux cas, il en résulte un sentiment d’insécurité psychique.
Le jeu vidéo induit cette situation curieuse où l’enfant reste à proximité du parent puisqu’il est physiquement dans sa chambre tout en étant, en même temps, comme « absent », dans « l’ailleurs » du monde virtuel. Cette autonomie/dépendance, cette illusion d’autonomie et cette dépendance improbable envers les parents – souvent loin de cet univers complexe –, brouille les repères traditionnels sur les conduites adolescentes, notamment l’adéquation âge/connaissance (Chaulet, 2009).

 

Il y a là une forme de compromis, une manière d’être dans l’espace sécure de la maison sans trop s’exposer dans la relation avec les parents, vécue comme insécure (et/ou envahissante), mais qui va exacerber l’intolérance de l’adolescent vis-à-vis des intrusions parentales dans sa sphère intime.

Les parents, qui pressentent bien les tensions latentes, peuvent d’ailleurs encourager cette conduite pour s’épargner d’avoir à rencontrer la haine d’un enfant qui a besoin de s’opposer à eux pour s’autonomiser, de dégrader leur « belle » image pour pouvoir investir d’autres objets d’indentification ou qui a besoin de régler des comptes, mais ne le peux, ses parents lui paraissant trop fragiles, trop abîmés, pour pouvoir survivre à la moindre attaque. Ces encouragements parentaux à s’enfermer dans le jeu sont généralement indirects mais très concrets : ce sont eux qui offrent les ordinateurs et les consoles de jeux derniers cris, ce sont eux qui valorisent, par leurs discours, la « modernité » des technologies de l’information et de la communication, sans parler de leurs angoisses que leur enfant soit exclu et victime de la « fracture numérique ». Le jeu vidéo installe donc une paix précaire.

Lorsque les parents constatent les conséquences sociales de l’engagement excessif de leur enfant dans les jeux, ils font, en interdisant l’accès au jeu, l’amère expérience de rencontrer l’hostilité, voire la haine de l’enfant. D’où le mythe de la « cyberdépendance » qui tient dans cette formule : « c’est comme si on lui avait retiré sa drogue ». Alors, que cette hostilité, voire cette haine, n’est que l’effet du dysfonctionnement familial auquel plus rien ne fait écran. Et si le jeune oppose de l’apathie – ou une inhibition relationnelle – à des parents qui tentent de le bousculer, on recourt au mythe des jeux qui rendraient « idiot ». « Idiotie » qui dissimule plutôt la pauvreté des relations intrafamiliales, comme l’observe T. Gaon (2014), pour qui les effets délétères imputés aux jeux semblent « davantage la conséquence de l’inactivité, de l’isolement et de l’appauvrissement relationnel et intellectuel… en partie compenser par la vie en ligne ».

Dans le contexte de dysfonctionnements familiaux, l’intervention d’un thérapeute qui pourra fait tiers, est la bienvenue pour rétablir une communication acceptable au sein de la famille.

2. Précarité, ruptures et deuil 

Le jeu peut dissimuler, sous l’apparence du ludique, une profonde tristesse du sujet. Les adolescents, mais aussi des jeunes adultes, peuvent entrer dans le jeu excessif et pathologique pour pouvoir gérer et amortir une situation de souffrance psychique, comme les ruptures amoureuses difficiles, le décès d’un proche, la survenue de la maladie ou du handicap, toute situation qui confronte au deuil d’une personne, d’une relation, d’une image de soi et qui peuvent inciter au repli sur soi. Le jeu forme une bulle qui permet de tenir à distance les affects, les pensées douloureuses et la pression du monde.

 

La précarité joue aussi un rôle important : le jeu devient un moyen d’occuper les temps d’inactivité, de remplir le vide existentiel, de réduire un sentiment d’ennui, et d’éviter de penser à un avenir incertain et anxiogène. Le travail en horaire décalé, qui dégrade le lien social, trouve des compensations grâce au jeu : connecté au milieu de la nuit ou à l’aube, l’internaute rencontre dans les jeux en ligne des joueurs francophones des Antilles ou du Canada. Le jeu comme exutoire et vecteur de valorisation de soi compense un travail précaire dur et dévalorisant.

 IV. Conclusion : La prévention au défi de la marchandisation des jeux vidéo

     
 
 21 Assassins creed movie 22 tombraider movie 23 max payne movie

Films tirés des jeux "Assassin's Creed" (2015), "Lara Croft" (2001) et "Max Payne" (2008)

Nous avons suffisamment montré que la pratique du jeu vidéo pouvait devenir excessive et même « obsessives », sans qu’il y ait à supposer un contexte « pathologique ». Excessivité « non pathologique » procède d’une passion mal maîtrisée pour le jeu qui conduit à perdre la capacité à maîtriser le temps consacré au jeu. Elle est renforcée par des éléments qui poussent le joueur à satisfaire, au travers du jeu, d’autres passions que celle de jouer (passion de collectionner, d’accumuler), d’acquérir de la notoriété, d’exercer le commandement, de transgresser, de se sentir régressivement « tout puissant »). La pratique du jeu acquiert alors des « vertus » compensatrices, puisque le sentiment de puissance vécu dans le jeu compense une fragilisation de l’image de soi et de l’estime de soi, attaquée par les changements corporels et psychiques propres à l’adolescence.

Le registre de la temporalité est important à considérer, une pratique excessive lors d’un épisode relativement court, de quelques semaines à quelques mois (souvent circonstanciel) est à distinguer d’une forme de chronicisation (comme une façon d’être au monde à travers le jeu).

La réponse à la « passion obsessive » pour le jeu vidéo doit être essentiellement éducative. Il s’agit, tout d’abord, pour les parents et les éducateurs de poser un cadre qui régule la pratique du jeu en telle sorte qu’elle soit adaptée aux besoins de sommeil et à la satisfaction des obligations sociales (réussite scolaire, notamment). Il s’agit d’aider le jeune à trouver des espaces sociaux suffisamment intéressants qu’il pourra investir « in the real life », ce qui implique de l’aider à prendre conscience des compétences psychosociales, créatives, sportives qu’il peut développer. Autrement dit, il s’agit d’un travail de renforcement de l’estime de soi.
Il s’agit aussi d’intervenir en médiation avec l’environnement, par exemple, auprès des groupes de joueurs (qui sont le plus souvent des pairs présents dans l’entourage) pour qu’ils n’exercent pas de pressions sur leurs membres.

Un nombre limité de joueurs entre dans ce qu’il convient d’appeler un usage pathologique du jeu vidéo, où le jeu excessif fait symptôme de troubles anxio-dépressifs. Ce sont bien ces troubles qu’il faut prendre en charge, sachant que la pratique du jeu vient faire « écran » à leurs causes profondes et que le sujet pourra opposer un déni de ses troubles et s’accrochera à cette pratique tant qu’il n’aura pas trouvé d’alternative pour gérer sa souffrance psychique. Dans de tels contextes, les parents et les proches peuvent avoir besoin du soutien des cliniciens. Le pouvoir « addictogène » des jeux vidéo est un mythe, mais il est possible de parler de « dépendance » au jeu au sens où l’entende les intervenants de Marmottant : des individus qui ont trouvé un équilibre précaire grâce aux jeux, comme moyen de s’adapter à un contexte psychosocial douloureux, peuvent être en difficulté pour renoncer à cette pratique, malgré le fait qu’ils en constatent des effets indésirables et dommageables.

En tout état de cause, s’il n’y a pas lieu de diaboliser les jeux vidéo, il y a lieu, pour les parents et éducateurs, d’être vigilent, ne serait-ce qu’en raison d’un continuum qui uni la vidéoludophilie, l’usage obsessifs et l’usage pathologique des jeux vidéos (tout comme il existe un continuum entre l’usage simple d’une substance psychoactive, l’usage problématique et la dépendance).

 

Par continuum, il ne faut pas entendre la vieille théorie de « l’escalade », mais l’existence d’une forme de porosité entre ces niveaux d’usages, dans la mesure où le joueur trouvera le jeu vidéo comme un support disponible et privilégié pour gérer des difficultés qui pourrait l’affecté (tout comme le buveur d’alcool régulier pourra, à la suite d’un évènement douloureux, passer à un usage excessif).

La prévention doit donc être développée pour favoriser un usage maîtrisé du jeu vidéo.

L’accompagnement précoce des enfants dans un apprentissage de la gestion des écrans est encouragé par l’Académie des Sciences dans son rapport de janvier 2013 et Serge Tisseron a formulé une règle des « 3-6-9-12 » ainsi résumée : Pas de télé avant 3 ans, pas de console de jeu vidéo personnelle avant 6 ans (usage des écrans accompagné par l’adulte), Internet après 9 ans et les réseaux sociaux après 12 ans. L’enjeu est à la fois de ritualiser l’accès aux écrans en lien avec les étapes de la scolarisation (l’admission en maternelle, l’entrée au CP, la maîtrise de la lecture et de l’écriture, et le passage au collège) et de prendre en compte les besoins et compétences de l’enfant (par exemple, jusqu’à 6 ans l’enfant joue spontanément à faire semblant et n’a donc que faiblement besoin d’écrans qui simule la réalité). L’enjeu est de développer l’accompagnement parental, ce qui suppose une appropriation de la culture numérique par les parents. Le rôle des parents ne saurait se limiter à une prévention « négative » qui met en exergue ce qu’il ne faudrait pas faire, ils peuvent accompagner un travail réflexif en vue d’un usage plus maîtrisé (Chaulet, 2009). Sur ses questions pédagogiques ont consultera avec profit le blog de Serge Tisseron (http://www.sergetisseron.com/).

En direction des adolescents, l’une des pistes de prévention consiste à développer leur esprit critique vis-à-vis des stratégies de marketing mise en œuvre par les éditeurs de jeux. Les jeunes identifient les jeux vidéo à la culture « jeunes ». Si le développement des jeux fut d’abord le fait de « geek » créatif imprégné par la « contre-culture » californienne, les jeux sont avant tout produits par des « majors » qui mobilisent des budgets dignent des blockbusters hollywoodiens et qui entendent bien tirer le maximum de profit de leur activité. Et ce genre de changement d’acteur est tout sauf neutre. Qui sait que l’ancêtre du Monopoly s’appelait « Landlords Game » et qu’il fut inventé en 1906 par Lizzie Magie, qui entendait populariser des idées collectivistes en imaginant un jeu, où les joueurs avaient le choix entre se ruiner les uns les autres, tout en restant endetter auprès de la banque, ou de développer des coopératives qui leur permettaient de rembourser la banque et de gagner la liberté socialiste ? Avec quelques modifications des règles, en particulier l’interdiction d’être coopératif et l’argent providentiel qui tombe du ciel à chaque tour de piste, le Monopoly s’est imposé comme un jeu, où tout le plaisir consiste à ruiner les autres. Il n’est rien de plus fragile que la « contre-culture », dont les marchands s’empressent de récupérer l’aura.

Les premiers modèles économiques des majors ont consisté, par delà la vente des jeux eux-mêmes (et les abonnements pour les jeux en ligne), à inclure des publicités et à incorporer dans la trame du jeu lui-même, contre rétribution, des objets de marques (par exemple, des enseignes de fast food dans un décor urbain, faire porter des habits de marques aux personnages) et à créer des produits dérivés (y compris des films qui sont tirés des jeux, comme « Lara Croft », « Assassin's Creed », « Max Payne » ou « Prince of Persia : Les Sables du temps »). Puis ils se sont mis à faire payer des mises à jour des jeux.

24 candy crush  25 clash of clans

Candy crush (2012) / Clash of clans (2012)

Les éditeurs de jeux tentent aujourd’hui d’imposer un nouveau standard de jeu, où le joueur rencontre des « péages » à de nombreuses étapes du jeu. Dans « candy crush », qui est une sorte de « tetris », lorsque le joueur a perdu une partie, il doit attendre une demi-heure avant de pouvoir rejouer… à moins qu’il ne paye. Dans des jeux comme « angry birds » ou « worms », il lui faudra payer pour débloquer des niveaux (maps) ou des modes déjà contenus dans le jeu, mais bloqué jusqu’à paiement. Dans « Clash of clans », un jeu de stratégie type Age of Empire, il faut payer si l’on veut que ses bâtiments soient construits sur un mode accéléré et plus on progresse dans le jeu, plus la construction des bâtiments, en mode « normal » (sans payer), devient longue. Cette frustration programmée s’oppose à l’un des plaisirs propre au jeu vidéo, celui que procure la quasi-instantanéité entre la manœuvre tactile effectuée et l’action virtuelle.

Un tel modèle économique va impliquer de retenir le joueur le plus longtemps possible dans le jeu, en le frustrant périodiquement de son plaisir de jouer, pour qu’il « remettent des sous dans la machine ».

 

Ces jeux peuvent d’ailleurs être joués en ligne et sur tous les supports (ordinateurs, tablette, smartphone) et, donc, peuvent l’être partout et tout le temps. Le joueur n’achète plus un jeu avec lequel il joue, il paye pour pouvoir jouer. Le jeu vidéo n’est plus seulement un objet « numérique » que l’on a acheté, mais un système de « taxation » de l’activité ludique elle-même. On a là une splendide image de l’hyper-capitalisme, où même l’activité ludique crée de la plus-value ! La « gamification » en est l’image renversée : l’information permettant de contrôler l’activité des travailleurs (leur productivité, leur temps de pause, etc.), des managers suscitent une forme de stakhanovisme high-tech, les salariés se voyant attribués des « points » en fonction de leur performances ; comme un joueur qui passe à un niveau supérieur, ils peuvent passer sur un poste plus lucratif s’ils ont acquis assez de points ; et de même qu’un joueur remporte des trophées, ils peuvent gagner des « cadeaux »… A moins qu’ils n’aient pas accumulé assez de points et qu’ils perdent leur emploi, comme un joueur peut perdre une vie (sur la « gamification » voir Courrier international, 2013).  

Le développement d’une conscience critique et réflexive qui s’efforce de repérer les modalités de rétention des joueurs doit s’appuyer sur le désir que les jeux restent des jeux et qu’ils demeurent des supports qui permettent d’éprouver le plaisir de jouer.

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