SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

Economie parallèle et trafics

La Prévention au défi des trafics - Partie 3 sur 3

LA PRÉVENTION AU DÉFI DES TRAFICS
3e partie : La prévention au défi de l'économie de la rue
Emmanuel MEUNIER, Educateur

Août 2010

Agir dans une perspective de réduction des risques et rechercher des pistes concrètes de travail

Pour travailler avec ces jeunes, le préalable est de développer le travail de rue et d’aller à leur rencontre. Pour nouer de tels contact, Pierre ROCHE suggère à l’agent de prévention « d’inscrire sa pratique dans une perspective de réduction des risques » (Roche, 2005, p. 62) où l’enjeu est d’inciter le jeune à conserver un pied dans la légalité, à éviter d’avoir les deux pieds dans le trafic, et de l’aider à mesurer que le choix du deal ne pas tenir sur la durée. Il ne s’agit évidemment pas de prêcher, mais d’accompagner la réflexion du dealer pour accélérer le processus de prise de conscience des impasses liées à cette activité et d’aider à percevoir des alternatives.

Cette approche est complexe car elle requiert une juste distance, car il faut aider, sans cautionner. Comme l’observe Malika AMAOUCHE, l’absence de référentiel professionnel et de tradition d’intervention sur ces questions pèse lourdement : « la prévention de l’économie de la rue ne bénéficie pas d’un cadre clairement défini. Concernant la consommation de drogues, le cadre de la réduction des risques structure l’intervention des professionnels. L’agent de la réduction des risques, de par son référentiel professionnel définit par une loi de santé publique, ne se pose pas la question de savoir s’il « cautionne » ou non l’usage de drogue, puisque son travail requiert d’admettre cet usage comme une donnée du réel pour s’employer à en réduire les nuisances et les dommages. » (2010, p. 74)

Pour Pierre ROCHE, le professionnel doit être une sorte de « guetteur » qui attend le « bon moment », l’instant où le jeune pourra se déprendre du trafic : « Est professionnel celui qui se place dans les conditions favorables pour saisir cette occurrence imprévisible et irréversible et ne peut intervenir justement que celui qui fait le guet, dont la conscience est à l’affût de la moindre occasion. Le « bon » moment n’existe donc pas indépendamment d’une conscience à même de le saisir, de le capter, de le capturer. Dans la perspective de la réduction des risques, il n’est parfois que ce court instant, répit dans une catastrophe permanente, où il est tout de même possible de sauver ce qui peut l’être » (2007, p. 28).

Des professionnels de la prévention sur Marseille, Paris et la Seine-Saint-Denis élaborent des pistes de prévention. Ces travaux permettent de dégager plusieurs axes de travail :
1. Réduire les risques liés à l’engagement dans les trafics en construisant/maintenant des liens avec l’insertion professionnelle.
2. Renforcer l’estime de soi des personnes en développant leur capacité à trouver d’autres formes de reconnaissance sociale que celles qu’offre la rue.
3. Renforcer la capacité de l’environnement à aider et contenir les jeunes susceptibles d’entrer dans l’économie de la rue.

1. Réduire les risques liés à l’engagement dans les trafics en construisant/maintenant des liens avec l’insertion professionnelle

Reste que, de même que la réduction des risques dispose de supports pour rencontrer les usagers de drogues (seringues stériles), les éducateurs s’outilleront utilement en allant à la rencontre des jeunes avec des offres concernant l’emploi. Malika AMAOUCHE rapporte : « la Directrice d'une association de prévention relate que l'accueil fait à des éducateurs par des jeunes inscrits dans l'économie de la rue, n’est pas aussi hostile qu'on pourrait l'imaginer, s'ils disposent d’outils pertinents : « On a été surpris. Il y avait un forum pour l'emploi et, donc, les éducateurs sont allés vers eux pour leur donner des « flyers » (carton d’invitation) ; ils sont allés dans les halls d'immeuble et cela s'est bien passé, à leur grande surprise » [Cadre d’une association de prévention,  juin 2009]. » Elle observe encore que « les offres d’emplois, même d'une journée, sont jugées pertinentes par les professionnels rencontrés car elles donnent rapidement accès à une activité ce qui permet aux jeunes de se confronter, sans trop d'engagement, au monde du travail. En outre, cela leur permet d'ajouter une ligne sur leur CV et d'obtenir une première immatriculation de sécurité sociale. Les chantiers d’insertion répondent à ce besoin d’accéder à une offre de travail, qui demande peu de pré-requis, et qui permet une première mise en contact concrète avec le monde du travail : « Les chantiers, ça marche bien, souvent parce qu’il ne s’agit pas d’un engagement à temps complet dans un travail, pour ceux qui sont vraiment pris, ils sont plus dans la spontanéité, dans le tout de suite maintenant» [Cadre d’une association de prévention, novembre 2009]. Cela permet, selon une directrice, de développer une « pédagogie de l'action » avec des jeunes, qui offre des opportunités, des alternatives au deal : « Les jeunes sont dans le trafic et dans l'insertion et à un moment ça se joue, il n'y a pas d'un côté, ceux dans le trafic et de l'autre, ceux qui essaient de s'en sortir» [Cadre d’une association de prévention, juillet 2009] » (2010, p. 66).

Lors d’ateliers de « valorisation des pratiques » (Collectif, 2008-2009) organisé par la ville de Paris et le Conseil général de la Seine-Saint-Denis, Vanessa LAURERE, de l’association Médiation 20 (Paris) a présenté un projet beaucoup plus formalisé intitulé « lutte contre le trafic » qui associent la justice et un réseau d’entreprises : « C’est un projet qui est né à l’initiative du tribunal pour enfants de Paris, plus précisément à travers deux juges qui voyaient passer dans leur cabinet de nombreux jeunes qui manifestaient un fort désir de trouver un emploi. La plupart de ces jeunes étaient de petits trafiquants de cannabis. La question était de savoir ce qu’il serait possible de leur proposer. L’idée a donc été d’essayer de leur trouver une activité salariée en entreprise, partant du constat que leur engagement dans le trafic constituait un réel frein à leur insertion, le travail représentant par ailleurs un levier et un puissant facteur en termes de prévention de la récidive.(...) Il s’agit vraiment d’aider ces jeunes à changer de mode de vie, se sortir du trafic, et intégrer le monde du travail de manière à ce qu’ils puissent réellement retrouver une dynamique, se prouver à eux-mêmes qu’ils sont capables de travailler. Ils sont souvent en situation d’échec scolaire, avec des réflexions du type : « Déjà, l’école ne veut pas de moi. Le travail, je n’y arrive pas… ». Pour eux, mettre un pied dans l’entreprise représente une vraie reprise de confiance en eux. Il y a vraiment une dynamique qui s’instaure, ils rentrent dans un autre processus. Même s’il ne s’agit que d’un CCD de trois mois, ça les redynamise et leur prouve qu’ils sont capables de faire des choses. Ca leur redonne confiance en eux et dans le monde en général. Ca leur donne un nouveau regard sur le monde qui les entoure. » L’association Médiation 20 a abandonné la gestion de ce dispositif, mais il sera repris par le SAFIP (Service d’Aide à la Formation et à l’Insertion Professionnelle) lié à la Fondation Jeunesse Feu vert.
« Recycler » les compétences

Pascale JAMOULLE observe à propos de cette expérience qu’elle permet de « recycler » des compétences acquises par les jeunes dans les trafics (gestion des risques, capacité relationnelle) : « L’expérience de Médiation 20…est significative. On a affaire à des juges qui se disent que plutôt que d’utiliser leurs outils habituels, la judiciarisation, etc. il est possible d’envisager autre chose et tenter d’offrir à ces jeunes un cadre de travail qui colle à leurs trajectoires… Personne n’est dupe du fait que ces jeunes continueront vraisemblablement encore pour un certain temps à faire un petit peu de trafic mais, peu à peu, celui-ci prendra moins de place dans leur vie et ils auront au moins expérimenté le réseau du travail. On constate que ces jeunes ont une force de travail et, finalement, les employeurs ont l’air assez contents d’eux. Le trafic étant un système où on apprend quand même des tas de choses, il y a là des compétences qui peuvent être recyclées dans le monde du travail, une vraie force de travail qui ne demande qu’à s’exprimer dans la société. » (Coll. 2008-2009, pp. 13-14)
Cette perspective de « recyclage » des compétences permet d’adopter une « posture » éducative spécifique : il ne s’agit pas de dire au jeune qu’il doit devenir un « autre » (un monsieur « légal » qui tournerait le dos à un passé de délinquant), mais quelqu’un qui doit faire son travail d’adolescent, à savoir se « transformer » et devenir un adulte.

 Pascale JAMOULLE observe à propos de « Nono » un jeune sortie de l’économie de la rue (2008, pp. 122, 124-125) : « en tant qu’adolescent, il a adopté les lois des jeunes du quartier, en tant qu’adulte, il a suivi les valeurs familiales. Pour se « retirer », il a réalisé une forme de synthèse sélective entre expérience de jeunesse et les acquis de l’âge adulte, entre le dedans de la cité et le dehors. Ce bricolage identitaire lui a permis de garder une forme d’équilibre, de s’inventer autrement sans devoir se mutiler d’une part de lui (…) L’expérience, les compétences commerciales et des relations acquises à l’ « école de la rue » leur sont souvent utiles. D’une part parce que les frontières entre les économies légales et souterraine sont perméables et ensuite parce que l’accès à un emploi légal requiert de plus en plus de qualité communicationnelles et sociales. L’ « instinct », l’ « épate », la « tchatche » de rue, l’expérience des relations sociales peuvent s’avérer précieux dans le monde du travail. »

On peut ajouter que l’aptitude à gérer les risques peut s’avérée utile dans des métiers dangereux, ainsi que l’aptitude à gérer les tensions interpersonnelles et les rapports de force.

2. Renforcer l’estime de soi des personnes en développant leur capacité à trouver d’autres formes de reconnaissance sociale que celles qu’offre la rue.

L’école de la rue est aussi un espace de construction d’une identité de groupe, sur un territoire où on est protégé, même si on y est enfermé. « Ce qui est frappant lorsqu’on écoute les garçons, raconte Pascale JAMOULLE, c’est de voir à quel point ils n’ont réussi à être des individus, des « Je », qu’à partir du moment où ils ont quitté la bande. Avant, c’était le « Nous ». Tant qu’ils sont dans la bande, ils sont « Nous » : « Nous, les jeunes de telle ou telle cité… » Ils affirment peu leur personnalité mais cherchent avant tout la protection d’un groupe. Parce qu’ils se sentent en état de fragilité et, dans un groupe, on est plus fort. Le groupe représente une bonne protection et donne du pouvoir. » (Coll. 2008-2009, p. 10).
L’enferment dans le groupe et dans l’économie de la rue traduit bien souvent un déficit d’estime de soi. D’où le développement de forme d’intervention avec des groupes – pour qu’ils continuent à se sentir « protégé » -, mais en investissant d’autres objets que ceux qui sont valorisés par la rue, à savoir l’argent, la consommation et le virilisme.

Le travail de restauration de l’estime de soi est au cœur du travail de l’association Nord-Ouest (Saint-Denis), espace dynamique d’insertion qui aide des jeunes déscolarisés à retrouver un projet d’insertion, notamment grâce à des activités qui leur permettent de se revaloriser (atelier d’écriture, vidéo…).

Pour ces jeunes, observe Rachida MIMOUNE, directrice de Nord-Ouest , « la question qui se pose est vraiment de savoir comment reprendre confiance en soi pour pouvoir ensuite se confronter à l’extérieur. Les espaces que nous proposons à Nord-ouest ont un peu une fonction cocon, tout au moins au début, et c’est quelque chose qui nous paraît important. Il est important pour ce public de pouvoir retrouver une certaine chaleur humaine pour pouvoir se reconstruire par le biais des différents ateliers qui leur sont proposés et peu à peu, apprendre à travailler avec l’extérieur. Il s’agit de leur permettre de reprendre une activité avec des horaires, un planning, un accompagnement, un échange avec des adultes, d’autres jeunes dans le collectif etc. Les espaces que nous leur offrons permettent de travailler tout ça. Outre ce premier objectif, leur permettre de reprendre confiance en eux, un deuxième objectif est de travailler tout ce qui est codes comportementaux. Le public que nous accueillons est en effet un public dont personne ne veut. Il s’agit de jeunes qui ont besoin d’apprendre ou de réapprendre les codes d’accès nécessaires pour pouvoir bénéficier de tout ce qui se passe dans les dispositifs de droit commun. Nous travaillons sur tout ce qui concerne les compétences de ces jeunes » (Coll. 2008-2009, p. 9).
Développer des espaces de mixité

Le travail dans des espaces de mixité est aussi essentiel pour sortir des logiques virilistes. Les jeunes filles jouent un rôle considérable dans les processus de sortie de l’économie de la rue des garçons, aussi convient-il de veiller à la réduction des tensions de genre et à créer des espaces effectivement mixtes. Comme l’observe Pascale JAMOULLE : « en général, c’est « la copine » qui, avec doigté, fait en sorte que le garçon prenne distance avec son groupe de copains de la rue. Elle apporte au jeune une reconnaissance et une affection qui contrebalancent, avec le temps, les apports affectifs de sa « famille de rue ». La relation amoureuse enclenche pas mal de processus de subjectivation chez les garçons.

 
Devant l’être aimé, ils adviennent à eux-mêmes, comme être hors du groupe.  Mais pour que puissent se vivre des relations amoureuses dans un environnement, il faut que les rapports de genre y soient suffisamment pacifiés. Or dans beaucoup de cités « dures », c’est le contraire qui se produit, les tensions de genre sont de plus en plus fortes. Dans ces contextes, on voit beaucoup de jeunes filles fuir la cité, et discréditer « les garçons qui y trainent ». Les uns comme les autres se retrouvent très seuls, désirants et frustrés, confinés avec des ami.e.s du même sexe » (Coll., 2008-2009, p. 10).

 

3. Renforcer la capacité de l’environnement à aider les personnes désireuses de sortir de l’économie de la rue

Ici, les actions visent à aider les parents, l’école et les institutions en charge de la protection des personnes vulnérables.
- Les parents ont du mal à admettre l’implication de leur enfant dans des trafics, ou bien ils opèrent des rationalisations qui les déresponsabilisent : « c’est à cause des mauvaises fréquentations, si nous habitions un autre quartier, rien de tel ne se produirait » ou « c’est là un problème qui n’arriverait pas au « pays », c’est la société française qui fait que nos enfants se tournent vers le trafic. » Aider les parents pour qu’ils se sentent en capacité d’intervenir auprès de leurs enfants passe, notamment, par la mise en place de groupe de parole, au travers desquels ils peuvent découvrir qu’ils ne sont pas les seuls concernés et où ils peuvent échanger leurs expériences. D’autre part, comme l’observe Malika AMAOUCHE, « l’économie de la rue peut exacerber les tensions intrafamiliales, ce qui peut rendre pertinent des projets de séparation temporaire qui permettent à la famille (le jeune et ses parents) de souffler. Mais peu de structures adaptées permettent de telles séparations temporaires » (2010, p. 72).

- S’agissant de l’école, Zorica KOVACEVIC, Directrice de l’association APCIS (Stains), a présenté un dispositif d’accueil d’élèves exclus temporairement afin de prévenir le décrochage scolaire. Ce projet a été lancé à la demande de parents qui s’inquiétaient de ce que leur enfants traîne dans un quartier fortement marqué par le deal durant leur journées d’exclusion. Ce dispositif associe l’association APCIS et le collège Maurice Thorez. Le jeune qui a fait l’objet d’une exclusion temporaire, avec l’accord des parents, est accueilli dans les locaux de l’association.

Sa journée s’organise entre une matinée consacrée à la réalisation de devoirs donnés par le professeur principal et une après-midi où il participe à la vie de l’association en ayant des tâches analogues à celles que remplissent les stagiaires accueillis par l’association. Il se voit encouragé dans un travail qui le valorise (aider des plus petits à faire leur devoir, faire un exposé présenté en public sur un sujet qui l’intéresse). L’évaluation des résultats a été plus que satisfaisante car, dans 85% des cas, le collège a constaté une amélioration du comportement de l’élève, en telle sorte qu’il n’a pas subi de nouvelles exclusions. Et même s’agissant des élèves « récidivistes » (exclus deux fois et plus au cours de l’année), des améliorations sont constatées. De nombreux élèves passés par ce dispositif décident de s’inscrire à l’aide aux devoirs et/ou aux activités socioéducatives proposées par l’APCIS. De tels résultats ne sont possibles que parce que cette action va bien au-delà d’un simple accueil des élèves : un travail de médiation est systématiquement engagé avec la famille.

Des entretiens ont lieu avec le jeune pour qu’il élabore sur le sens de sa conduite : « Il fallait (…) déjouer cette radicalisation de l’hostilité du jeune envers l’institution qui le plus souvent se maintenait pendant la période d’exclusion parce que le gamin se montait la tête et, lorsqu’il retournait à l’école, il n’avait toujours pas avalé la pastille… Il était encore dans la rancœur et la provocation. Un autre aspect de ces problèmes est lié au fait que l’appel des sirènes de la rue était toujours présent et suscitait l’inquiétude des familles. » (Coll., 2008-2009, p. 8).

Une présence adulte, aidante et contenante, dans l’espace public

Une autre manière de réduire la mise en danger de soi est de renforcer une présence adulte et contenante dans l’espace public. Si la rue est un espace exclusivement « adolescent » (ou pire un no man land où jeunes et policiers s’affrontent), les codes de conduites de la rue s’y impose nécessairement. Des éducateurs de rue rapportent comment ils interviennent en médiation entre les dealers et des habitants (des mamans dérangées par l’investissement du parc par les dealers, des habitants gênés par le deal qui se déroule dans des halls) ou entre les dealers et les employés communaux.

L’association « Coordination toxicomanie 18ème » a coordonné un atelier de travail avec des professionnels et à créée un guide pratique à l’usage des professionnels de la ville de Paris employés sur l’espace publics (employés de la voierie, du jardinage, animateurs…), et par conséquent susceptibles d’être confrontés à la présence d’usagers de drogues et de dealers.

Le travail des ateliers a permis une co-élaboration de conseils quant aux conduites à tenir dans des situations diverses : par exemple que faire lorsqu’on est un animateur accompagnateur et que l’on est face à un groupe d’usagers de drogues qui stagne devant le local d’accueil et en gêne l’entrée ; que faire lorsque que l’on est employé des parcs et jardins et que ce parc est utilisé comme lieu de deal et/ou de consommation ; ou encore comment aider des parents à réinvestir une aire de jeux pour tout-petit qui est utilisée par des dealers et négocier avec eux pour qu’ils utilisent d’autres espaces ? En somme, il s’agit, sans s’exposer au danger, en renforçant sa capacité des intervenants à gérer et à limiter les conflits, de maintenir une présence des services publics et d’aider les habitants. Ce type d’approche rejoint la prévention « situationnelle » quand celle-ci réaménage un lieu trop propice au trafic pour lui donner une nouvelle destination utile au grand nombre des habitants.
Protection des personnes vulnérables

Enfin, une autre manière de réduire les risques consiste à développer des stratégies de protection des personnes vulnérables. Des enfants, des handicapés, des femmes précaires et isolées, des sans-papiers sont exposées à un recrutement par les trafiquants, ceux-ci utilisant leur état de vulnérabilité. Quand le trafic manipule des personnes fragiles, rappeler des règles éthiques est sans doute nécessaires ; mais pour prévenir le développement de ce type de pratiques des signalements sont aussi nécessaire. Là encore, le manque de cadre place les éducateurs dans une situation délicate : comment assurer une protection, notamment judiciaire, sans faire un signalement ? Mais comment être assuré que ce signalement ne se retournera pas contre les personnes que l’on voulait protéger ? Ces questions ne sont pas ou peu débattues entre acteurs de prévention et acteurs judicaire.

Pourtant, comme l’observe Malika AMAOUCHE, « les enfants ont besoin d’entendre une parole adulte et structurante sur ces activités illicites. Le trafic de drogue, plus que de la fascination, produit une véritable angoisse chez les plus jeunes, comme en témoigne cette anecdote rapportée par une chef de service éducatif : « Lors d'un contrôle de police près d'un square, des jeunes adolescents qui se trouvaient à proximité ont déposé des morceaux de cannabis enveloppés dans des sacs plastiques dans le cartable d'un enfant de six ans. Ces adolescents ont ensuite été contrôlés par la police tandis que le petit de six ans traversait le groupe sans se faire arrêter. Le petit garçon a eu très peur, et disait ensuite aux jeunes : « arrêtez, je vais mourir, je vais mourir ! » [Cadre d’une association de prévention, novembre 2008]. » (2010, pp. 73-74).
Conclusion : pour un meilleur équilibre entre prévention et répression

En résumé, la répression a pour objet d’élever le niveau de risque pour peser sur le ratio « bénéfices/risques » et seuls les éléments les plus délinquants, ceux qui projettent une carrière criminelle, y sont sensibles, mais pour adapter leur pratique délinquante et la rendre moins visible. Le plus grand nombre des acteurs de l’économie de la rue est  peu sensible à ce type de pression, car ces jeunes n’agissent pas en « homo oeconomicus » rationnel, mais en sujets de « passions morales » : ils entrent dans l’économie de la rue en fonction d’un ratio « coût d’acquisition du capital guerrier / bénéfice en terme de reconnaissance » ; et ils y demeurent en fonction d’un ratio « coût du maintien/coût de sortie » de l’économie de la rue.

La prévention a pour objet d’offrir des alternatives en termes de reconnaissance et de réduire le « coût » de sortie de l’économie de la rue. Elle ne prétend pas résoudre seule les problèmes posés par l’économie de la rue, mais d’offrir des réponses adaptées à une fraction des jeunes qui s’inscrivent dans les trafics.

Pour que la prévention puisse se développer, un cadre et des référentiels d’actions sont nécessaires, ainsi qu’une politique concertée entre acteurs de la répression et de la prévention pour que chacun identifie correctement les missions des uns et des autres.

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