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Cannabis : pour une évaluation clinique rationnelle

CANNABIS : POUR UNE EVALUATION CLINIQUE RATIONELLE
Par le Dr Gilles NESTER, psychiatre, praticien hospitalier,
CH de Gonesse, CSST Rivage

Correspondances, Hiver 2005/2006
 
Généralités
Le Chanvre Indien, ou Cannabis Sativa, est une plante consommée depuis des millénaires. Originaire des contreforts de l'Himalaya, elle s'est répandue au gré des mouvements des peuples, d'où sa diffusion vers le continent Indien puis vers l'Extrême Orient, le Moyen Orient et l'Europe. Son utilisation actuelle est très variée, allant de l’usage récréatif et festif qui peut induire diverses formes de dépendance alors que l’utilisation médicale du cannabis reste un sujet d’étude encore controversé et que l’industrie textile utilise largement le chanvre pour des applications multiples.
 
Le principe actif est le tétrahydrocannabinol (THC) dont la concentration est très variable dans les produits présents sur le marché.

Contrairement à ce qui se passe pour les consommations d'alcool ou de tabac, l'évaluation quantitative et qualitative d'une consommation de cannabis, marijuana, haschich... n'est pas encore entrée dans la pratique courante de la plupart des cliniciens et ne s'appuie que trop rarement sur des critères cliniques rationnels.

La consommation de cannabis

Les modalités sociales de la consommation de cannabis comportent trois types différents qui souvent se combinent dans l'histoire d'un même individu :

La consommation ponctuelle survient dans un contexte particulier, généralement lors de réunions festives ; une

 
consommation journalière modérée et régulée est possible, chez des usagers qui ont conservé un certain contrôle et ont gardé une bonne insertion sociale ; les conduites d'excès vont de l'abus massif ponctuel jusqu'à un usage quotidien et sans contrôle.
Les effets aigus de la consommation
Une consommation modérée entraîne le plus souvent un sentiment de bien-être, détente et euphorie. L'ivresse cannabique survient à la suite de consommations répétées et rapprochées. Les effets apparaissent dans les quinze minutes après le début d'une consommation ponctuelle et peuvent se prolonger trois ou quatre heures. L'appréhension du monde extérieur est modifiée, privilégiant l'expérience immédiate, entraînant la perte des repères habituels et du fil de la pensée.
 
Elle s'accompagne d'un sentiment d'euphorie et de désinhibition. Parallèlement apparaissent des troubles de l'attention et de la mémoire immédiate, des troubles sensoriels (visuels, auditifs) et des perturbations de la coordination psychomotrice.

Ces effets apparaissent dans les quinze minutes après le début d'une consommation ponctuelle et peuvent se prolonger trois ou quatre heures.

Les effets cognitifs aigus
L'altération des performances cognitives et psychomotrices est très variable selon les individus. Ces effets s'apprécient par différents tests qui sont corrélés à la quantité consommée et à la concentration plasmatique du cannabis. Les troubles constatés dépendent de la quantité absorbée. Ainsi l'altération des compétences est significativement dose-dépendante pour les tests de mémoire ou pour l'apprentissage des mots.
 
Mais ces altérations objectives des compétences sont également très fortement corrélées à l'impression subjective, celle d'être stone ou défoncé.

Les altérations observées se poursuivent pendant 24 heures, ce qui n'est pas sans conséquence pour les questions touchant à la conduite automobile ou à la responsabilité professionnelle.

Les effets cognitifs chroniques
Les altérations de la mémoire sous l'influence du Cannabis sont d'abord des effets amnésiants antérogrades, portant sur la mémoire à court terme, dite de fixation (mémorisation d'une liste de mots). Mais la mémoire à long terme est également perturbée. Au total ce sont tous les compartiments de la mémoire, ainsi que les processus de mémorisation qui sont perturbés sous l'emprise de produits cannabiques, mémoire à court terme et mémoire de travail.

Les autres altérations cognitives, liées à l'usage chronique, concernent notamment les capacités d'attention et de concentration (tests de poursuite visuelle, seuil d'alerte...). Ces perturbations sont corrélées avec l'âge de début de la consommation, plus celui-ci est précoce, plus graves seront les troubles constatés. L'hypothèse d'une interaction avec des phénomènes péri-pubertaires n'est pas encore tranchée à l'heure actuelle.

Ces différentes perturbations induisent un syndrome pré-frontal avec une altération du QI temporaire et réversible qui peut durer jusqu'à six semaines après le sevrage. Toutefois ces altérations cognitives ne sont pas aussi importantes que celles liées à une consommation chronique et élevée d'alcool et ne sont donc pas toujours apparentes et facilement objectivables.

 
Les conséquences de ces altérations sont diverses et vont concerner des domaines comme l'accomplissement de tâches psychomotrices, l'adaptation scolaire, l'insertion sociale.
Les professions qui impliquent la responsabilité d'autrui (pilotes, conducteurs d'engin ou de poids lourds, contrôleurs aériens, etc.) sont particulièrement concernés, mais aussi la question de la conduite automobile.
L'acquisition des connaissances et des performances scolaires peut être largement compromise par la consommation de cannabis et les adolescents qui ont une consommation importante doivent être avertis de ce problème. De plus les situations d'échec scolaire peuvent être un facteur incitatif à la consommation, renforçant les risques d’exclusion et de marginalisation.
Une consommation abusive et régulière de cannabis peut altérer également de façon importante les différentes activités sociales d'un individu.
Le syndrome amotivationnel survient chez ces gros consommateurs chroniques et se traduit par un manque d'intérêt et une passivité particulièrement préjudiciable pour les performances personnelles. Les conséquences en sont un appauvrissement intellectuel, un rétrécissement de la vie relationnelle et affective, un déficit d'activité pouvant conduire à la désinsertion et à la marginalisation.
Les séquelles
Les effets décrits jusque là sont ceux d'une consommation chronique, qui altère parfois gravement le fonctionnement cognitif.

La question de la persistance ou de l'arrêt de ces perturbations après la cessation de la consommation reste posée et n'est pas clairement tranchée.

 
La plupart des troubles observables disparaît de fait à distance du sevrage, mais quelques travaux vont dans le sens de la persistance de certaines altérations quelle que soit la durée de l'abstinence (altération des potentiels évoqués visuels et auditifs et autres troubles électroencéphalographiques, altérations du traitement des informations complexes).
La dépendance au cannabis
Il existe de véritables formes de dépendance au cannabis même si son pouvoir addictogène est plus faible que celui d'autres drogues (héroïne, cocaïne, tabac).

Les rechutes après sevrage semblent être fréquentes, 75 % de ceux venus demander des soins.

 
Le syndrome de sevrage est relativement léger et court, associant agitation, troubles du sommeil, irritabilité, nausées. Il peut s'accompagner chez certains des comportements d'agressivité, avec anxiété, insomnie, perte d'appétit et survient entre le troisième et le septième jour. Il toucherait 5 à 6 % de la population des usagers.
Cannabis, troubles psychiatriques, schizophrénies

Les comportements d'abus de substances psychotropes sont très fréquents chez les schizophrènes (plus d'un patient sur deux, prévalences évaluées à 30% pour le cannabis, 30% pour l'alcool, 70 à 90% pour le tabac).

Les interactions entre consommation de cannabis et les troubles psychotiques sont de plus en plus étudiées, ce qui nous permet de mieux comprendre la vulnérabilité particulière des schizophrènes à l’action de ces produits.

Les raisons et les circonstances de ces consommations peuvent être très diverses depuis la recherche simple de plaisir (en augmentant artificiellement le taux de dopamine dans le noyau accumbens), jusqu'à la recherche d'une automédication ou d'une

 
atténuation des effets secondaires des traitements, elles peuvent être aussi la conséquence d'un trouble du jugement ou d'une pression particulière de l'environnement.
La recherche contemporaine, notamment à partir des techniques d'imagerie cérébrale a mis en évidence des anomalies dans le système limbique qui sont communes aux schizophrénies et aux addictions. Ces anomalies comportent un déficit en sérotonine et une hyperactivité dopaminergique et se traduisent dans la clinique par la perte des sensations gratifiantes sources de plaisir, par des troubles cognitifs, et par une symptomatologie négative déficitaire. Le lien avec le cortex préfrontal est perturbé et va dans le sens d'une perte de contrôle.
Implications thérapeutiques
Communauté dans l'expression clinique et pathologies intriquées impliquent une stratégie thérapeutique combinée, on relèvera, à ce sujet, l’intérêt majeur des antipsychotiques atypiques car ils agissent plus efficacement que les neuroleptiques classiques sur la symptomatologie déficitaire, ils ont une action antidépressive,
 
ils réduisent l'impulsivité et entraînent peu d'effets secondaires.

Selon les situations rencontrées on peut également recourir aux traitements antidépresseurs (IRS) et à une prise en charge spécifique de l'addiction.

Cannabis et survenue d'un trouble schizophrénique?

Il n'y a pas de réponse certaine à cette question mais...

- L'usage de cannabis à l'évidence intéragit avec le déroulement du processus pathologique et avec l'efficacité des traitements.
- La consommation précoce avant la survenue des troubles serait un facteur péjoratif pour le pronostic

 
- L'usage peut survenir lors d'un épisode aigu: tentative d'automédication ou facteur déclenchant ?

- A distance, là encore, l'impact n'est pas univoque : est-il positif en atténuant les effets indésirables des traitements ou bien négatif et facteur d'aggravation ?

Conclusions

Il a fallu plusieurs décennies pour mettre en évidence les effets du tabac et de l'alcool à partir d'études scientifiques. S'agissant du cannabis, plus cette substance est diffusée et consommée, mieux nous connaîtrons ses effets à court et à long terme, mais à l'inverse plus l'usage s'en développe, plus il sera difficile de mettre en place une politique de santé publique efficace.

Un abord le plus objectif possible des risques et des complications éventuels de la consommation de cannabis est indispensable afin que les parents, éducateurs, médecins,

 
puissent tenir aux consommateurs un discours crédible et adapté où l'on n'assimile pas toute forme d'usage à la toxicomanie et où l'on ne mette pas en avant des risques graves mais extrêmement rares qui ne correspondent pas au vécu des usagers, surtout des plus jeunes.

La méconnaissance générale de ces risques, aussi bien chez les usagers que chez les médecins, fait aussi que le recours aux soins est rare et que la première consultation est souvent tardive.