SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

Conduites à risque

La prison, l'hôpital psychiatrique et la souffrance psychique des jeunes

LA PRISON, L'HÔPITAL PSYCHIATRIQUE
ET LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE DES JEUNES
Dr Ahmed DAGHA et M. Alain DRU

Compte-rendu de deux conférences du cycle " Les institutions face à la souffrance psychique des jeunes ". Conférence du 1er octobre 2004 à l'IFSI Chaptal, par le Dr Ahmed Dagha, psychiatre, sur le thème du danger de psychiatrisation et de médicalisation de la souffrance psychique des jeunes et conférence du 22 octobre 2004 à la Maison de Quartier des Carreaux (Villiers-le-Bel) par M. Alain Dru, travailleur social, sur le thème de l'incarcération des mineurs.
La convergence des propos et des analyses des deux conférenciers, le Dr Ahmed Dagha, psychiatre, et de M. Alain Dru, militant associatif en lien avec des mineurs sous " protection judiciaire ", fut saisissante. Les deux conférenciers concluent en soulignant le déficit de travail éducatif auprès des jeunes, conclusion qui rejoint le propos du Dr Anne Peret (1) qui, le 30 janvier 2003, inaugura le premier cycle de conférence . Aussi avons-nous opté pour un compte-rendu unique. Résumé par E. Meunier.
 
Correspondances, Hiver 2004-2005
 
Souffrance psychique et actes antisociaux
Justice et psychiatrie entretiennent, sans doute, des rapports tendus. A titre d'exemple, citons le fait que nombre de détenus ont des psychopathologies lourdes ; ou encore le fait que les psychiatres soient confrontés à une très forte demande sociale de prise en charge des criminels par la psychiatrie, notamment via les obligations de soins (comme si les psychiatres pouvaient prévenir les crimes et garantir à la société qu'un criminel ne récidivera pas !). L'intérêt de ce compte-rendu unique est de montrer que la confusion actuelle (celle qui fait du gardien de prison un "garde-malade" de "fous" et du psychiatre un "soignant-réhabilitateur" de criminels) est le reflet de contradictions profondes. Elles ne s'expliquent pas par de simples "dysfonctionnements" ou par des "carences de moyens" ou le "laxisme" supposé de telle ou telle profession.
 

La souffrance psychique peut induire des actes "antisociaux", la violence devenant l'ultime moyen pour un individu de protéger l'objet aimé (détourner une violence destinée à un parent sur un abri-bus, un clochard, un passant) ou bien de restaurer une estime de soi (voler une voiture pour prouver aux pairs que l'on est courageux) ou encore de survivre dans un contexte de menaces de désocialisation et de perte de projet (économie parallèle), etc.

Qu'un état de souffrance psychique puisse induire un passage dans la délinquance est un constat banal.

Ce qui est plus surprenant c'est l'émergence d'un processus de criminalisation de toutes formes de violence.

" l'enfant et l'adolescent sont comme un fleuve, en crue par moment,
mais toujours sous la contrainte douloureuse des berges "

Si le Dr Dagha et M. Dru ont tous deux débutés leur exposé par des rappels historiques, ce fut pour nous rappeler que les hommes, depuis Mathusalem, s'attachent à penser la question des excès de la jeunesse. Se rappeler l'histoire c'est s'aviser qu'avant d'adopter des solutions qui semblent "bonnes" parce qu'elles sont "nouvelles et modernes" et/ou parce qu'elles "brisent les tabous", il est souvent profitable de relire ses classiques.La société adulte a vocation à prévenir la violence et à discipliner la jeunesse. C'est un constat universel, un invariant historique, une donnée anthropologique.

Le Dr Dagha introduira d'ailleurs sa conférence par un proverbe africain :"l'enfant et l'adolescent sont comme un fleuve, en crue par moment, mais toujours sous la contrainte douloureuse des berges".L'histoire témoigne de l'imagination des hommes pour "contenir" les débordements de la jeunesse.

 
Et dans cette Histoire, on y trouve le meilleur : une psychiatrie qui a la prudence d'affirmer la labilité des troubles des jeunes et qui se refuse aux diagnostiques péremptoires ou encore les ordonnances de 1945 qui affirment le primat de l'éducatif sur le répressif. Mais aussi le pire : les interventions brutales des religieux pour exorciser les "démons" qui s'emparent des âmes enfantines ou encore le bagne pour enfants de Belle-Ile-en-Mer, dont témoigne le poème de Prévert intitulé "La chasse à l'enfant". Le dérisoire, n'est pas en reste : en témoigne cette méthode d'hypnose appliquée du Dr Berillon qui prétend inculquer aux jeunes des "préceptes moraux" et des "réflexes d'arrêts" ; ou encore les "utopies carcérales" imaginées par les fondateurs de Mettray (décrites par Michel Foucault dans "Surveiller et punir"), sorte de "prison-phalanstère", colonie agricole où les enfants se réhabilitent grâce au dur labeur des champs.
Fin du primat de l'éducatif
Ce qui est intéressant à observer c'est comment, aujourd'hui, volent en éclats (et presque sans débat de fond) les consensus issus de la Résistance. De cette période nous avions hérité les ordonnances de 1945 qui affirment que les mesures éducatives sont le mode privilégié d'intervention auprès des jeunes délinquants ; et d'une psychiatrie qui, attentive aux apports de la psychanalyse et centrée sur l'écoute du sujet, estimait que la prudence était de règle dans les diagnostics des pathologies mentales des adolescents. Ces choix voulus par des hommes forgés par les années de guerre (la plus monstrueuse du XXe siècle) passent aujourd'hui pour des choix d'idéalistes naïfs. Pourtant l'expérience de la Résistance ne les prédisposait pas à l'angélisme ! Churchill ne disait-il pas : " la démocratie est un mauvais système, mais c'est le seul que je connaisse " (sous-entendu, la démocratie est imparfaite, mais les autres formes politiques ne sont pas des systèmes car ils conduisent inévitablement au désastre) ?
 

L'affirmation du primat de l'éducatif sur le répressif, n'a rien d'idéaliste, c'est l'affirmation que l'éducatif, sans être la panacée universelle, vaut mieux que l'incarcération, qui produit plus de mal que de bien et qui ne peut être qu'un dernier recours.

Affirmer le primat du travail d'écoute de la souffrance du sujet sur la médicalisation et la psychiatrisation c'est, de même, rappeler qu'orienter quelqu'un vers un service de psychiatrie n'est jamais anodin et ne peut être qu'un dernier recours.

Eviter l'inscription précoce de l'adolescent dans des identités aussi stigmatisantesque celle de "délinquant" ou de "fou", semblait jusqu'à peu une évidence.

Les consciences ont changées.

Et elles changent, dit-on, parce que la réalité aurait changé…

La réalité aurait changé :
les jeunes seraient de plus en plus fous…
Lorsque les deux conférenciers cherchent à dater ce moment où la réalité aurait "changée" ils trouvent les années 70-80, quelque part aux Etats-Unis. Dans une société malade de sa défaite du Vietnam, émerge peu à peu un discours "nouveau" qui affirme que la jeunesse a une propension nouvelle à la délinquance et qu'elle est vulnérable comme jamais aux psychopathologies. Sur les écrans TV, une campagne publicitaire des années 70 interpelle ainsi les téléspectateurs : "Etes-vous inquiet au sujet de votre enfant ? (Notez l'excellence de l'accroche : quel parent aimant n'est pas inquiet pour son enfant ?) Connaissez-vous un enfant ou un adolescent qui a connu une baisse de performance scolaire ? Qui a changé de comportement ? Qui manque de respect pour l'autorité ? Qui est agressif ? etc. (Notez l'efficacité de la démonstration : qui n'a jamais croisé d'adolescents en crise ?)
 

Cette campagne, œuvre d'une société de psychiatrie américaine, conclue, après avoir égrené la liste des maux qui menacent les adolescents, par un apaisant "Call us for help".

Voilà le nouveau réflexe du parent aimant : mon enfant va mal, alors j'appelle le psychiatre !

Le Dr Hutschneker produit en 1969, pour le compte du gouvernement américain, un rapport qui "prouve" la massification des "dysfonctions" dans la population jeune (ces "dysfonctions" nul ne sait précisément ce que c'est, car ce n'est pas une psychopathologie répertoriée, mais si le gouvernement américain dit que c'est grave d'avoir un enfant "dysfonctionant", quel parent ne s'inquièterait pas ?).

Médicalisation et psychiatrisation de la souffrance psychique

Faut-il y voir un effet du hasard si, à la même époque, le service public de psychiatrie est démantelé et si les cliniques privées florissantes recherchent leur clientèle ? Les assurances médicales privées, qui se développent alors, interpellent le client et jouent avec les sentiments des bons pères de famille : elles promettent de rembourser à 100% les frais d'hospitalisation de ces jeunes si vulnérables…

Parallèlement, la psychiatrie américaine développe avec le DSM III (puis avec le DSM IIIR et le DSM IV) une approche "codificatrice" de la psychopathologie. La parole du patient n'est plus rien, l'observation des " signes " par le clinicien est tout. On assiste alors à une inflation d'inventions de nouvelles entités nosographiques. Ainsi, en 1987, le DSM IIIR introduit de nouveaux "troubles psychiques" tels que le "trouble de rébellion" ou encore le "Trouble de déficit de l'attention et de l'hyperactivité".

 
Ce trouble est traité par des prescriptions de Ritaline® (2), une amphétamine, que 60 millions de jeunes américains ont d'ors et déjà consommé depuis sa mise sur le marché.A l'arrière plan de cette tendance à la codification, il y a donc la médicalisation croissante de la souffrance psychique des jeunes et l'activité non désintéressée des Laboratoires pharmaceutiques. Aujourd'hui, aux USA, des adultes intentent des procès pour les années perdues et les souffrances occasionnées par des internements abusifs au cours de l'adolescence. L'Amérique, prompte à brûler ce qu'elle a adoré, multiplie à présent les études sur les antidépresseurs, massivement prescrits aux adolescents et qui sont à présent qualifiés de traitements "inadaptés" et "nuisibles" car ilsaggraveraient le risque de suicide chez des jeunes (l'Amérique dans ses retournements reste semblable à elle-même : ce n'est pas le sujet qui se suicide, c'est la molécule de l'antidépresseur qui "suicide" le jeune !).
La réalité aurait changé :
les jeunes seraient de plus en plus délinquants…

Les années Nixon, loin de se satisfaire d'affirmer la massification des troubles mentaux dans la population jeune, produit aussi des rapports alarmants qui établissent la massification des comportements délictueux dans la jeunesse. Ces campagnes vont faire le lit de "nouvelles" idéologies sécuritaires, qui se formaliseront peu à peu sous l'appellation de "zéro tolérance" (poursuivre et sanctionner systémati-quement), de "théorie du carreau cassé" (poursuivre et sanctionner les petits faits) et plus récemment, dans un surcroît de raffinement de l'intelligence répressive, de "théorie du cassage de couilles" (harceler les gros délinquants en les poursuivant sur la base de petits faits).

Pour frapper les esprits, les "experts es sécurité" forgent avec une créativité débridée de "nouvelles" entités criminologiques, pour constater aussitôt qu'elles "explosent statistiquement". Les manipulations sont éhontées : par exemple, concernant les vols sur les personnes, les vols de sac à mains (de tout temps enregistrés comme vol à la tire) se raréfient depuis 10 ans (tout simplement parce qu'il y a de moins en moins d'argent dans un sac à main). Les pratiques délinquantes se modifient et l'on a vu explosé le nombre de vols de portable qui sont eux qualifiés de vol avec violence.

 

Sans qu'il y ait une augmentation significative du nombre de vols commis, toutes catégories confondues, les "vols avec violence", qui ne concernaient initialement qu'un petit nombre de vols accompagnés d'agression grave, se mettent donc d'un coup à "exploser" du seul fait que lorsque l'on "tire" un portable on commet un "vol avec violence, alors que lorsqu'un délinquant violente une femme pour lui arracher son sac, il ne commet qu'un "vol à la tire"…

L'augmentation de la catégorie "vol avec violence" forgée par la bureaucratie policière ne signifie donc pas qu'il y ait plus de violence aujourd'hui ou qu'il y avait moins de violence par le passé. Elle donne une représentation qui renforce un sentiment confus d'insécurité dont il est difficile de dire s'il reflète une augmentation réelle de la violence ou s'il traduit un sentiment de plus grande vulnérabilité psychique et sociale de la population vis-à-vis des faits violents. Il faut rappeler que le nombre de morts par crime est stable depuis les années 1950 en France, donc en baisse relative…l'augmentation des viols, elle est clairement datée à la fin des années 1970 lorsque l'on a fait émerger socialement cette question par la poursuite systématique y compris des incestes jusqu'alors cachés.

Traitement sécuritaire de la souffrance psychique

Tranchant sans arguments déterminants en faveur de la thèse de l'augmentation des actes de violence, de nouvelles méthodes policières se développent, en valorisant un principe de "dissuasion" : harcèlement policier pour reléguer dans les quartiers périphériques les individus potentiellement "à problèmes" (SDF, toxicomanes, prostituées), pratiques judiciaires infligeant des peines sévères dès les premiers délits, engagement de poursuites pour des faits mineurs (avec l'espoir de mettre un baron de la drogue en prison à cause d'un excès de vitesse).

Les Etats-Unis avec un taux de 700 détenus pour 100.000 habitants rivalisent à présent avec les taux d'incarcérations affichés par l'Union soviétique des années 50 ! (3)

Cependant, aucune étude scientifique sérieuse ne démontre les avantages d'un travail de police fondé sur les préceptes du zéro tolérance sur un travail de police classique fondé sur la résolution de problèmes (constater un fait et enquêter en s'appuyant sur une bonne connaissance des individus et des parcours criminels).

 

Aucune étude ne démontre que l'emprisonnement massif réduit les taux de récidives ou que les méthodes disciplinaires - type entraînement GI - aient un impact significatif sur la capacité d'un jeune délinquant à se réinsérer. Toutes les études sérieuses, y compris celles commandées par le gouvernement américain, démontrent au contraire son inefficacité relative par rapport au travail classique de police (dit de "résolution de problème").

Faut-il y voir un effet du hasard, si, parallèlement au développement du discours sécuritaire, la " sécurité " s'est transformée en marché très lucratif ? Ce marché s'est considérablement diversifié en quelques décennies : vidéo-surveillance, sociétés de gardiennage, armement des polices, expertises es sécurité, bracelets électroniques, téléphonies (écoute, localisation d'individu grâce à leur portable). Sans parler des prisons américaines qui sont devenues, grâce à l'exploitation de la main d'œuvre carcérale, le 3e employeur américain, derrière Man Power et une entreprise de la grande distribution, mais loin devant Général Motors et Microsoft ?

L'espoir reste du côté de la prévention

S'il est évident que la crise sociale aggrave la délinquance et l'état de la santé mentale de la population, il semble bien que des intérêts puissants se conjuguent pour peindre un tableau noir à souhait.

Le sociologue Loïc Wacquant a récemment montré qu'après les années 70-80 qui virent la diffusion de l'usage du crack aux USA et de l'héroïne en Europe, les pays industrialisés sont à nouveau dans un mouvement de "baisse tendancielle" de la délinquance, que ces pays appliquent ou non le nouveau credo répressif.

Six facteurs conjugués suffisent à expliquer cette tendance à la décroissance :

- le maintien d'une croissance économique (même si elle est insuffisante à résorber le chômage de masse) ;

- la diversification de l'économie parallèle jusqu'alors dominée par les drogues dures qui induisaient une forte et violente concurrence entre gangs ;

 

- le vieillissement de la population (moins il y a de jeunes dans une société, moins il y a de délits, tous simplement parce qu'en vieillissant "on se range") ;

-l'apparition de nouvelles immigrations de populations instruites et plus féminines, issues des classes moyennes du tiers-monde ou des ex-républiques socialistes, et qui revitalisent les quartiers populaires ;

- un effet d'apprentissage des "petits frères" qui se gardent d'imiter les conduites les plus dangereuses des "grands" (par exemple, abandon de l'héroïne et de la pratique d'injection au profit d'une consommation de cannabis) ;

- l'effet de campagne de prévention et de prise de conscience collective sur les nuisances causées par les violences (informations dans les médias, les numéros verts pour les victimes, etc.).

Tous ces leviers sont susceptibles d'agir positivement sur la réalité et indiquent que le désespoir n'est pas de mise.

Chiffres " alarmants " et artéfacts bureaucratiques
Derrière les "explosions" des chiffres qui annoncent des catastrophes se cachent bien souvent de triviales réalités bureaucratiques. Ainsi en France, le nombre d'internement psychiatrique a augmenté de 86% en 10 ans (4). Avant d'affoler la population en hurlant au JT de TF1 que la France connaît une augmentation de 86% du nombre de fous dangereux circulant dans nos villes, il faut prendre en compte que l'activité hospitalière est évaluée, notamment, d'après des "taux de rotation" dans les séjours hospitaliers, qui font qu'il est statistiquement nuisible pour un hôpital de multiplier les séjours excédants 15 jours. D'où un encouragement bureaucratique à faire sortir les gens de plus en plus rapidement, même s'ils sont encore fragiles et même si aucun suivi extérieur conséquent ne peut être mis en place (réseau sanitaire et social, soins à domicile, etc.). Une part conséquente de l'augmentation des internements est due à des personnes qui entrent et sortent, à répétition, et que l'on finit par faire interner "sous contrainte" pour qu'ils bénéficient grâce à une H.O. (hospitalisation d'office) ou d'une H.D.T. (hospitalisation à la demande d'un tiers) d'un séjour prolongé "hors contraintes bureaucratiques".
 

Ces explosions reflètent aussi les réductions de moyens et, notamment, celle du nombre de lit : les séjours sont inévitablement écourtés si la file d'attente est plus longue…

Dans le monde policier, il suffit de donner priorité à des délits de voie publique pour faire gonfler les chiffres.

La police dispose d'un moyen de pression très simple qui est utilisé selon la personnalité du ministre. Quand un ministre est " bien vu " par la police, le nombre de mains courantes se gonfle, elles n'entrent pas dans les statistiques.

A l'inverse, il est facile de limiter les mains courantes et d'accepter des plaintes pour gonfler les chiffres.

Un autre artéfact, pour améliorer l'efficacité de la police est de ne recevoir en plainte que pour les affaires facilement élucidées par exemple l'injure, l'outrage, la rebellions, l'usage de stupéfiant ou la conduite sans permis … Et de passer en main courante les cambriolages rarement élucidés.

Sortir de la confusion :
en revenir à l'expérience de l'acteur de terrain

Il y a sans doute un accroissement des difficultés. Mais, le problème actuel est celui d'un manque de transparence et d'espace de dialogue où pourraient se faire entendre l'expérience des acteurs de terrains et leur sentiment que les conditions d'un travail de fond avec le sujet sont de plus en plus difficiles à réunir, tant sont privilégiées des modalités de réponses rapides (médicalisation de la souffrance psychique, comparution immédiate, etc.).

Ce que sait d'expérience Alain Dru, c'est que l'incarcération conduit bien souvent au désastre. Les études sur la récidive montrent qu'une première incarcération au cours de la minorité aggrave les risques de réincarcération. Le déficit d'assistance aux libérés est tel que la récidive est le plus fort risque pour toute personne ayant purgé sa peine. L'incarcération inscrit l'individu dans une identité délinquante, qui n'est d'ailleurs pas dénuée de prestige auprès de certains pairs. Elle précipite les ruptures avec l'environnement familial et avec les ressources éducatives ; ce qui a pour effet d'accroître la dépendance vis-à-vis des ressources issues de l'économie de trafic. L'incarcération facilite le contact avec des populations criminelles (la prison comme " Université du crime ").

 

L'expérience désastreuse des Centres d'éducation renforcée (C.E.R.) confirme ce diagnostic : enfermer les mêmes jeunes très délinquants, dans un même lieu, n'aboutit qu'à créer des " cocottes-minutes " où les actes de violence se multiplient au point qu'aucun travail en profondeur n'est plus possible.

Si certains lieux de vie accueillant des jeunes délinquants produisent des résultats positifs c'est parce qu'ils accueillent des jeunes avec des problématiques différentes. Ces lieux construisent des liens positifs car ils ne sont pas submergés par la logique du caïdat et celle des rapports de force qui contaminent le quotidien de la prison et des Centres d'éducation renforcée.

L'approche éducative est à privilégier, non parce qu'elle a réponse à tout, mais parce que l'approche carcérale n'a que peu de chance de favoriser la réinsertion des jeunes. Ce que sait encore Alain Dru, c'est que c'est en multipliant les rencontres qu'un jeune trouve l'adulte avec lequel il peut nouer une relation de confiance et entamer un processus de construction d'un projet personnel. Or, la prison est un lieu où l'on ne rencontre que le "même", l'autre détenu, qui ne pose qu'une question : qui dominera l'autre ?

Expérimenter préalablement ce qui peut être fait
en terme de travail éducatif

Le désir de produire des réponses "immédiates" conduit à une déqualification du travail éducatif qui requiert le temps nécessaire pour qu'un individu mature un projet. Le temps de référence est le temps médiatique. Il faut une réponse immédiate et lisible peu importe qu'elle disparaisse vite : c'est la politique de l'effet d'annonce.Les délais impartis aux travailleurs sociaux pour qu'ils élaborent des projets alternatifs à l'incarcération sont trop brefs pour qu'émergent un projet capable d'emporter l'adhésion du jeune et la conviction d'un juge qui est de plus en plus sensible au discours médiatique.

La priorité à l'ordre public conduit à nier l'adolescence comme période de prise de risque qu'il faut entendre et travailler. Les réponses sont de plus en plus uniformes et construites sur le court terme. L'interdiction de séjour conduit à une rupture avec la famille, 12 semaines de prise en charge en CER seraient la solution pour changer une personnalité. Le ministère de la justice est devenu le ministère des victimes (y compris des siennes) puisque c'est la ministre de l'intérieur qui fait la loi : c'est le retour du shérif !

 

Le même désir de contenter une impatience sociale conduit aussi à voir dans la médication et la psychiatrisation comme réponse immédiate à la " souffrance " ou à la " crise " du jeune. Ce que sait d'expérience le Dr Ahmed Dagha c'est qu'une approche fondée sur une écoute du sujet produit des résultats, même si dans certains cas une aide chimiothérapique préalable est indispensable.

Médicaliser et psychiatriser, c'est inscrire les individus dans une identité de "fou psychiatrisé" qui aide rarement l'individu à se reconstruire ; aussi faut-il faire preuve de prudence avant de prononcer un diagnostic à propos d'un jeune et expérimenter préalablement ce qui peut être fait en terme de travail éducatif. Le travail éducatif, s'il permet de restaurer une confiance en soi et de retrouver des repères et des désirs pour construire un projet, est préférable à une inscription dans la psychopathologie.La psychiatrie est l'espace de prise en charge des pathologies mentales et non le réceptacle où doivent se concentrer les individus dont nous ne comprenons pas le comportement et qui, dès lors, nous paraissent "fous".

La souffrance psychique des jeunes :
maladie du monde des adultes ?

Contenir les débordements de la jeunesse, permettre à celle-ci d'avancer et de progresser sous la contrainte douloureuse des berges est un devoir d'adulte.

La question essentielle est peut-être là : n'est-ce pas plutôt le monde des adultes qui est malade ?

L'absence des adultes dans l'espace public, leur incapacité à intégrer les jeunes dans des activités de socialisation (comme le faisaient autrefois les partis, les syndicats, les clubs sportifs), leur incapacité à affirmer des systèmes de valeurs assumées et responsabilisantes sont autant d'éléments d'une crise du monde des adultes.

La question pourrait être aussi : voulons-nous faire notre travail d'adulte ou préférons-nous déléguer cette tâche à un Etat paternaliste qui reléguera le sujet déviant dans les prisons et les hôpitaux psychiatriques ?

 

La question pourrait être aussi : de quoi les adultes ont-ils besoin pour faire leur travail d'adulte et d'accompagnement de l'adolescent ? Il s'agit en somme de cesser de marcher sur la tête : les adultes ont besoin que l'autorité judiciaire fasse des rappels à la loi et sanctionne les actes délictueux, sans quoi, un climat d'impunité empêche tout travail éducatif. Mais nous ne pouvons acquiescer à l'idée que se serait "éducatif" d'envoyer un enfant en prison.

Les adultes ont besoin de l'expertise des psychiatres et que des traitements soient délivrés aux jeunes qui en ont besoin. Mais les traitements ne sauraient avoir une fonction de "contention chimique" et d'étouffement des manifestations bruyantes de jeunes qui souffrent d'abord d'un manque de repères structurants et d'un manque d'espoir d'avenir. La prison et le médicament peuvent s'avérer indispensables à la mise en œuvre d'un travail éducatif, mais ni la prison, ni le traitement ne suppléent au nécessaire travail éducatif.

Notes
(1) " Les travaux du Docteur Alécian sont dans ce domaine très intéressants. Le rapport Santé Justice récent qu'il a produit, pour la direction de la PJJ, concernant les jeunes auteurs d'agressions, défend une clinique qu'il nomme clinique éducative qui intègre la réalité psychique dans la pratique éducative. C'est une clinique du sujet adolescent qui est ici prônée, où la question de la santé mentale est évoquée en terme de pratique éducative en santé mentale. (…)" Dr Anne Peret, LA SOUFFRANCE PHYSIQUE DES JEUNES.
 

(2) En France, la prescription de Ritaline® est strictement encadrée. Elle doit faire l'objet d'une prescription hospitalière initiale et annuelle, effectuée par un spécialiste (neurologue, psychiatre, pédiatre) après une démarche diagnostique pluridisciplinaire impliquant les parents.

(3) Loïc Wacquant, Punir les pauvres, Agone, 2004, pp.279s

(4) Le Monde du 28/10/2004