SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

Opiacés (morphine, héroïne)

Passage à l'injection chez les usagers non injecteurs d'héroïne : influence du réseau social et susceptibilité individuelle

PASSAGE À L'INJECTION CHEZ LES USAGERS NON INJECTEURS D'HÉROÏNE : INFLUENCE DU RÉSEAU SOCIAL
ET SUSCEPTIBILITÉ INDIVIDUELLE
Isabelle CELERIER, pour la rédaction du Flyer, d’après l’étude d’Alan NEAIGUS et al., Transitions to Injecting Drug Use Among Noninjecting Heroin Users. Social Network Influence and Individual Susceptibility ». J Acquir Immune Defic Syndr ; Vol. 41, N° 4, April 2006.

Le Flyer N°36, Mai 2009
 
INTRODUCTION

Dans la ville de New York, le pourcentage d’usagers d’héroïne des centres publics de traitement déclarant le sniff comme premier mode de consommation a régulièrement augmenté, passant de 25% en 1988 à 60% en 1999, année depuis laquelle il reste aussi constant (1).
L’objectif de l’étude, dont il est fait état ici, était d’évaluer le risque de passage à l’injection (et donc de transmission du VIH, du VHB et du VHC) chez ces non injecteurs, qu’ils aient ou non déjà injecté auparavant. Un risque qui dépend à la fois de susceptibilités individuelles : pratiques d’usage (2), (3), (4-9), incapacité à s’adapter à la baisse de pureté, de quantité ou de disponibilité du produit, ou à l’augmentation

 
de son prix (10), (11), dépendance à l’héroïne, statut face au traitement (2), (3), (6), (12), existence de différents traumatismes comme l’abus sexuel (13), (14), peur du VIH (8), (16-18) ou, à l’inverse, ne pas avoir peur des aiguilles et de l’injection (11), (18).
Et de l’influence du réseau social qui peut faciliter le passage à l’injection chez les personnes présentant déjà une susceptibilité individuelle comme la dépendance à l’héroïne.
L’étude visait donc à évaluer la relation entre l’influence du réseau social et les susceptibilités individuelles, l’hypothèse étant que le risque de passer à l’injection dépendait plus du réseau social pouvant faciliter ce changement de pratique que de l’histoire personnelle vis-à-vis de l’injection.
MÉTHODES

579 patients non injecteurs ont été recrutés entre mars 1996 et septembre 2002 dans les quartiers de Lower East Side et d’East Village. Les entretiens de suivi se déroulaient tous les 6 mois, l’âge minimum devant être de 18 ans, avec au moins 30 jours sans injecter avant le premier entretien (au moins 6 mois pour les anciens injecteurs).
Après avoir été conseillés, les patients – qui recevaient un petit pécule pour le temps et les transports nécessaires à l’étude – étaient soumis à un test de dépistage du VIH, du VHB et du VHC.
Les patients se voyaient demander à chaque entretien s’ils avaient injecté (en intraveineuse, intramusculaire ou en sous-cutané, par eux-mêmes ou par un tiers) depuis la dernière entrevue et à quel moment ils l’avaient fait. Le passage à l’injection était défini comme la première injection de drogues illicites depuis l’entretien de départ. L’influence du réseau social était évaluée grâce aux réponses des participants sur les personnes spécifiques rencontrées durant les 30 derniers jours, avec

 

lesquelles ils s’étaient drogués ou avaient eu des relations sexuelles, ou vers lesquelles ils s’étaient tournés pour des conseils et des aides affectifs ou matériels.

Des analyses séparées ont été menées pour les 2 groupes de patients (n’ayant jamais injecté ou anciens injecteurs). Les participants ayant déclaré n’avoir jamais injecté mais testés positifs pour le VHC ont été exclus de l’enquête en raison du risque qu’ils aient déjà recouru à l’injection auparavant.
Les taux de passage à l’injection ont été rapportés à 100 personnes/an.

Les interactions entre susceptibilité individuelle et influence du réseau social étaient cotées comme suit :


1 = influence du réseau social favorisant l’injection de drogues et susceptibilité individuelle à l’injection ;
0 = aucune influence du réseau social ou aucune susceptibilité individuelle favorisant l’injection.

CARACTÉRISTIQUES DE SUIVI

369 patients sur 579 (64%) ont finalement été suivis, dont 160 (43%) anciens injecteurs et 209 personnes (57%) n’ayant jamais injecté. Si les premiers ont été plus enclins au suivi que les seconds (70% vs 60%), leur nombre moyen de mois de suivi a cependant été significativement moindre (24,9 vs 31,2).


Dans le groupe des anciens injecteurs, les personnes suivies étaient plus âgées, moins souvent de race blanche, et plus souvent ou actuellement en cours de traitement.
Chez celles qui n’avaient jamais injecté, les personnes suivies étaient, par ailleurs, moins souvent sans domicile. Aucune différence significative n’a été enregistrée entre les 2 groupes dans les caractéristiques d’usage de drogue de départ. À l’entrée dans l’étude, les personnes suivies étaient majoritairement des hommes (66%), âgés en moyenne de 34,6 ans, les Hispaniques étant le groupe ethnique

 
le plus important (44%). Nombre d’entre elles avaient peu de revenus, un faible niveau scolaire et plus d’un quart (28%) étaient sans domicile. Les deux tiers avaient déjà consulté dans un centre de traitement et un quart était actuellement en traitement.
L’âge moyen lors de la première prise d’héroïne était de 22,5 ans, et la durée moyenne de consommation de 12 ans. Chez les anciens injecteurs, la dernière injection remontait en moyenne à 8,1 ans. 40% ont déclaré un usage quotidien d’héroïne (toujours en sniff pour 91%), avec usage courant de crack (40%) ou de cocaïne (43%).
Parmi les personnes soumises à un test de dépistage, 10% étaient positives pour le VIH dans les 2 groupes, 49% (contre 21%) pour le VHB et 57% pour le VHC chez les anciens injecteurs. Seuls 53% des porteurs du VIH l’avaient déclaré, très peu l’ayant, par ailleurs, fait pour le VHB (16%) et le VHC (12%).
TAUX DE PASSAGE À L'INJECTION
78 participants (21%) sont passés à l’injection durant l’étude, les anciens injecteurs étant significativement plus à risque que ceux qui n’avaient jamais injecté (33 % vs 12 %). Le taux général de passage à l’injection a été de 8,9 personnes sur 100 par an, les anciens
 
injecteurs y recourant significativement plus rapidement : 16 – contre 4,6 – personnes sur 100 par an. Enfin, l’incidence cumulée s’est élevée à 55,4 % chez les anciens injecteurs, contre 18 % chez ceux qui n’avaient jamais injecté.
Facteurs prédictifs
Chez les personnes n’ayant jamais injecté, les facteurs prédictifs individuels les plus importants (hasard ratio [HR] =3,0 ou =0,33) de passage à l’injection ont été : la race blanche, les femmes ayant des relations sexuelles avec d’autres femmes, l’usage d’au moins 2 paquets d’héroïne par jour, une tentative de suicide depuis le dernier entretien, ou avoir des amis ne voyant pas de problème à injecter des drogues. Plusieurs interactions ont, par ailleurs, été mises en évidence entre influence du réseau social et susceptibilité individuelle : bénéficier d’une « meilleure » promotion de l’injection et être sans domicile, fréquenter plus d’usagers injecteurs et avoir été physiquement abusé, consommer au moins 2 paquets d’héroïne par jour, en consommer
 
depuis au moins 9 ans, avoir des amis considérant comme « OK » d’injecter, percevoir une moindre distance sociale avec les injecteurs, ou enfin avoir été plus jeune lors de la première prise. L’usage de crack dans les 30 derniers jours apparaît, quant à lui, comme « protecteur » !
Chez les anciens injecteurs, seule la race blanche était significative en ce qui concerne la susceptibilité individuelle. L’analyse multivariée finale a, par ailleurs, montré plusieurs interactions : bénéficier d’une « meilleure » promotion de l’injection, percevoir une moindre distance sociale à l’égard des injecteurs, mais aussi ne pas avoir peur des aiguilles et des injections, ou être plus jeune. La consommation quotidienne d’alcool semble, à l’inverse, avoir un effet « protecteur » !
DISCUSSION
Dans cette étude longitudinale de 7 ans, le taux de passage à l’injection a été de presque 9 personnes sur 100 par an, concernant un cinquième des personnes suivies, avec un
 
risque considérablement plus important chez les anciens injecteurs. Le sniff ne semble donc pas être un mode d’usage constant pour certains, particulièrement dans ce dernier groupe.
Chez ceux qui n’avaient jamais injecté auparavant
Le taux de passage à l’injection (4,6 pour 100 personnes par an) semble, en revanche, particulièrement faible comparé aux études réalisées à Amsterdam3 ou Montréal (19). Chez eux, les résultats ont, par ailleurs, confirmé l’hypothèse d’une influence du réseau social facilitant le passage à l’injection pour les personnes présentant une plus grande susceptibilité individuelle. Deux facteurs apparaissent déterminants : être sans domicile et la proximité d’un réseau social dont les membres tendent à « vanter » l’injection. Ceux qui avaient été récemment abusés physiquement et qui avaient plus de contacts
 
avec des injecteurs semblent également plus à risque. Les variables individuelles, comme une consommation plus importante d’héroïne (au moins 2 paquets par jour3), concordent avec les résultats d’autres études.
Toujours dans ce groupe, les plus jeunes ou ceux dont la consommation est plus récente peuvent également avoir du mal à réguler leur usage ou souhaiter plus vite que les autres expérimenter d’autres modes d’administration comme l’injection (10), (15), (21), (22).
Enfin, le fait de consommer du crack pourrait constituer une alternative à l’usage d’héroïne et réduire les contacts sociaux avec les injecteurs d’héroïne.
Chez les anciens injecteurs
Les résultats enregistrés confirment, de même, l’hypothèse du réseau social facilitant le passage à l’injection. Parmi les facteurs de risque prédominants on note, en effet, la proximité d’un réseau social dont les membres « vantent » l’injection et la perception d’une moindre distance sociale avec les usagers injecteurs. Bien que facilitant, ce dernier facteur seul ne suffit cependant pas à accroître significativement le risque de reprendre l’injection.
La race blanche apparaît, par ailleurs, comme le premier facteur de risque individuel, ce qui pourrait s’expliquer par le fait qu’à New York, beaucoup de non injecteurs « de couleur » (en particulier les Noirs afro-américains) évitent de recourir à l’injection. (20), (23)

Dans l’étude, les plus jeunes des ex-injecteurs ont plus de risque de reprendre l’injection si leur consommation est plus récente ou si elle a débuté plus jeune.
Enfin, l’alcool apparaît, pour sa part, comme facteur « protecteur », vraisemblablement parce qu’il s’agit d’une alternative légale permettant d’autoréguler l’usage d’héroïne.
 

À la différence des anciens injecteurs, les patients n’ayant jamais injecté semblent donc moins résistants à l’influence indirecte d’un réseau social vantant l’injection, comme une plus grande exposition aux usagers injecteurs. Ces derniers sont également plus « à risque » si leur consommation d’héroïne est plus importante.

La relativement faible séroprévalence (10%) pour le VIH dans les 2 groupes – inférieure aux 20% trouvés chez les injecteurs new-yorkais dans de récentes enquêtes – montre à l’évidence que le sniff réduit, sans toutefois l’éliminer, le risque d’infection VIH.


21% de ceux qui n’avaient jamais injecté étant séropositif pour le VHB lors du premier entretien, les non injecteurs apparaissent cependant à risque pour les infections sexuellement transmissibles, dont le VIH et le VHB. Quant aux 57% de séropositifs pour le VHC enregistrés chez les anciens injecteurs, ils rappellent que ce virus se répand rapidement chez les injecteurs et l’urgence de mettre en place des mesures de prévention.

CONCLUSION

Ni automatique ni rapide, en particulier chez les personnes n’ayant jamais injecté, le passage à l’injection peut donc, selon les auteurs, être prévenu par différentes mesures, comme réduire la dépendance à l’héroïne ou encourager l’arrêt de sa consommation en élargissant l’accès, la disponibilité et la continuité des traitements de la dépendance aux opiacés.

Mais aussi en se servant du réseau social pour favoriser les actions de communication et les pratiques de prévention chez ceux qui n’ont jamais injecté, en les aidant à se loger ou à renouer les contacts avec des amis qui n’injectent pas, ou encore en développant, grâce aux pairs, une « contre-culture » de l’injection chez les anciens injecteurs. Le tout, en proposant un suivi psychologique et médical à long terme aux victimes d’abus physiques et sexuels.


Une étude qui montre donc la nécessité de mettre en place des stratégies complètes et simultanées d’intervention, spécifiquement ciblées sur les non injecteurs.

 
Restent plusieurs limites à l’enquête :
– Un taux de suivi modéré qui peut faire perdre en puissance statistique ;
– La possibilité que certaines interactions significatives en analyse univariée soient apparues en raison de comparaisons multiples ;
– Ou encore des biais d’échantillonnage liés aux méthodes employées pour le recrutement des participants (centres de traitement).

Pour les auteurs, empêcher le passage à l’injection chez les non injecteurs s’avère fondamental pour prévenir et contrôler les épidémies de VIH, VHB et VHC chez les usagers et leurs partenaires sexuels.
Chez les non injecteurs déjà contaminés, cela permettrait d’éviter l’accroissement du nombre d’usagers injecteurs contaminés, et chez les non injecteurs non contaminés de réduire le nombre d’usagers susceptibles d’être infectés par voie parentérale et de limiter l’extension de ces infections à leurs partenaires sexuels.
Prévenir le passage à l’injection est donc indispensable pour rompre la chaîne des épidémies liées à l’usage de drogue (VIH et autres virus pathogènes) et endiguer les autres conséquences néfastes de l’injection sur la santé.
Références
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