UNE COMORBIDITE AUX LIMITES DE NOTRE CONNAISSANCE Dr Olivier POUCLET, intersecteur de toxicomanie, Metz |
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Le Flyer HS N°3 Vol.2, sept. 2004 |
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Introduction | ||
L’idée qu’il puisse y avoir un lien entre la symptomatologie psychotique et les opiacés s’est imposée devant l’observation d’un patient hospitalisé dans notre service pour une initialisation d’un traitement de substitution à la méthadone. A mesure que nous équilibrions son traitement, disparaissait une symp- tomatologie schizophrénique positive et l’indication de la mise en place d’une médication antipsychotique. Cette constatation paraissait plutôt paradoxale face aux notions de pharmacopsychose et l’idée qu’une « drogue » soit censée être néfaste sur le psychisme d’un individu.
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Mes recherches [20] m’ont permis d’apporter plusieurs réponses sur ce sujet mais m’ont aussi amené à me questionner sur l’identité de la toxicomanie et sur sa difficile prise en charge, lorsqu’il existe une comorbidité avec un trouble psychiatrique.
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La relation incongrue | ||
1. La pharmacopsychose : psychose induite
2. Le modèle psychodynamique de la toxicomanie : l’économie psychique
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Le modèle du plaisir : C’est l’excitation érotique procurée par la substance qui aboutit aux phénomènes de dépendance [7]. Le sujet va renouveler sa consommation de drogue dans le seul but de retrouver l’extase de la première fois, en dépit d’une pénible gestion du manque. Les auteurs parlent alors d’un principe d’économie masochiste. Sur ce modèle du plaisir, nous pouvons citer S. Freud qui concevait la toxicomanie comme un substitut de la satisfaction sexuelle ou Sandor Rado [18] qui utilise le terme « d’orgasme pharmacogénique » pour définir l’idée du plaisir auto-érotique oral généré par la prise d’une substance. Ces trois modèles se rejoignent autour d’une problématique préoedipienne. Olivenstein l’inscrit ainsi lorsqu’il emploie le terme de « miroir brisé ». Cette référence au stade du miroir de Lacan et à son échec indique l’impossibilité d’acquérir une identité cons- titutive du Moi. Nous pouvons conclure sur une faille narcissique autour du processus de séparation-individuation qui rapproche la toxicomanie des concepts décrits pour les états limites. Sauf que la rencontre avec l’objet-drogue permet à l’individu de faire l’économie d’une souffrance dépressive. |
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Des éléments qui les rapprochent | ||
1. Une question de dopamine ! Le système dopaminergique méso-cortico-limbique est au centre des recherches tant pour la schizophrénie que pour le circuit de la dépendance. A la différence des autres mono-amines, les neurones dopaminergiques ne réagissent qu’à des stimuli ayant pris une signification au cours de l’histoire de l’individu [23]. Le système limbique, véritable centre des émotions, explique peut-être sa prépondérance dans ces deux pathologies [17, 19, 21, 22]. Grâce à l’imagerie tomographique par simple émission de photons (S.P.E.T.), des auteurs tels S. Kapur [11, 12] ou A. Abi-Dargham [1] proposent des schémas de fonctionnement de la schizophrénie axés sur un déséquilibre dopaminergique cortical/sous cortical. Ils constatent un hyperfonctionnement sous cortical (système limbique en particulier) et un hypofonctionnement cortical (hypofrontalité). La dépendance met essentiellement en jeu les neurones dopaminergiques du système mésolimbique (sous-corticaux) par le biais des opioïdes endogènes dans le cas des opiacés. 2. Etre toxicomane : une identification imaginaire ! Si nous considérons étymologiquement le mot toxicomane, il dérive du grec mania signifiant la folie et toxikon désignant le poison dont on enduisait les flèches. Il s’agit donc d’une « folie empoisonnée » qui porte les stigmates de la réprobation morale à l’égard de cette conduite. Ne dit-on pas d’un toxicomane qu’il s’agit d’un manipulateur, voleur, menteur et j’en passe.La toxicomanie intègre des valeurs liées à un héritage culturel. |
Pour être reconnu spécialiste, il faut connaître les usages et coutumes qui s’y rattachent, ainsi que leur vocabulaire. Si la culture ‘sex drug and rock n’roll’ des années soixante a disparu, elle reste quand même présente dans le sens d’une rébellion face à notre société. Etre toxicomane fait appel à une identification imaginaire qui est d’autant plus flagrante lorsque nous l’observons chez un patient schizophrène usager de drogues. C’est dans ce sens que Vedeilhié emploie le terme « identité prothèse ». Dans la schizophrénie, l’identification au personnage de toxicomane est remarquable par son aspect caricatural. Par exemple, ils ne parlent pratiquement jamais de recherche de « défonce » ou de « flash » mais plutôt d’une tentative d’apaisement de leurs angoisses. Ils sont dans un modèle d’économie psychique décrit dans la toxicomanie où la drogue permet de gérer le conflit non pas interne, mais avec le monde extérieur. A. Oddou [16] considère le comportement toxicomaniaque des patients schizophrènes comme le déni de leur pathologie mentale. Une situation souvent confortée par le milieu familial qui préfère avoir un ‘drogué’ plutôt qu’un ‘fou’. 3. Un rôle globalement favorisant sur l’évolution de la maladie. Les conséquences d’une comorbidité schizo- phrénie et toxicomanie conduisent géné- ralement à des situations critiques avec une propension à la clochardisation, à la rupture de suivi institutionnel, à l’arrêt du traitement ou à des incarcérations (surtout depuis l’apparition du deuxième alinéa de l’article L. 122-1). |
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Le nombre d'hospitalistions, leurs durées et les posologies d'antipsychotiques n'étaient pas significativement différents.
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L’étude de P. Buckley et al. [5] inclut 118 schizophrènes tous chimiorésistants aux thérapeutiques proposées avant de prescrire un traitement par clozapine (Leponex®).
25 % (29) avaient des antécédents de toxicomanie ou l’étaient encore et 22 patients possédaient le diagnostic de pharmacodépendance selon les critères du DSM III-R. T. 0 : le groupe des consommateurs de substances avait des scores moins élevés pour l’item désorganisation de la SADS*, la BPRS*. L’échelle « Quality of life scale » ne donnait pas de différence significative. T + 6 mois : les résultats équivalents dans les deux groupes. |
Dans l’étude de Dervaux, Olié, Laqueille et al. [8] comportant 100 schizophrènes ; 41 % avaient eu une conduite addictive et 26 % dans les 6 mois qui ont précédés l’enquête. Il n’y avait pas de différence significative concernant le nombre des hospitalisations, l’âge du premier recours aux soins et le score total de la PANSS*.
Ces observations ont conduit L. Dixon [9] à conclure que la nécessité pour ces individus de maintenir des liens sociaux pour se procurer de la drogue a un impact positif sur le pronostic de leur maladie schizophrénique. Ce point de vue rejoint celui de J.C. Maleval dans l’idée du lien social agissant comme une fonction stabilisatrice chez le schizophrène. * : SADS, BPRS, PANSS sont des échelles utilisées en psychiatrie, plutôt dans le cadre des études qu’en pratique clinique. |
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La prise en charge | ||
Le secteur public de santé mentale est resté, pendant une longue période, à l’écart du processus de soin des toxicomanes. Il existe une réelle réticence de la part de la psychiatrie à utiliser les modalités de prise en charge de la toxicomanie et notamment des traitements de substitution. Dans l’enquête de P. Noël [14] en 1998 sur le suivi des patients toxicomanes, 36 % des praticiens hospitaliers de secteur s’estiment incompétents et 59 % jugent la prise en charge trop lourde. Lorsqu’il existe une pathologie schizophrénique associée à un usage de drogue, l’offre d’un programme de réhabilitation psychosociale est freinée par la conduite répréhensible de ces patients.
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j’ai écrit un courrier au psychiatre traitant lui proposant de m’occuper avec son accord du traitement de la toxicomanie de ce patient afin de multiplier les étayages. Alain est suivi au centre Baudelaire de Thionville depuis un an sans avoir réussi à engager un travail avec le secteur psychiatrique. Il a été incarcéré une 37ème fois pour tentative de vol dans un commerce et a bénéficié d’un suivi régulier au S.M.P.R.
Si ces deux exemples semblent avoir été choisis de manière à rendre le discours particulièrement explicite, il n’en est rien ! L’histoire d’Alain est une histoire qui n’a rien de plus spectaculaire que celle de la file active de patients schizophrènes que nous voyons régulièrement dans notre service. |
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Conclusion | ||
S’intéresser à une comorbidité schizophrénie et toxicomanie nous oblige à nous questionner sur nos conceptions d’une identité ou personnalité toxicomane. L’affirmation « c’est un toxicomane » à trop tendance à être amalgamée à la psychopathie, d’où une impossibilité pour le schizophrène d’être toxicomane ou pour le toxicomane d’être schizophrène.
L’effet neurobiologique apparemment similaire des opiacés et des neuroleptiques pourrait nous convaincre d’envisager un modèle où les héroïnomanes seraient des schizophrènes ! Nous en tirons la leçon de la prévalence de nos préjugés lorsqu’il est question de sciences humaines. La prise en charge de la toxicomanie exige une connaissance des coutumes et des codes de cette population. Cette identification permet au patient schizophrène d’échapper au poids de la maladie mentale mais le conduit à une exclusion des programmes de réhabilitation psychosociale qu’offre la psychiatrie de secteur. |
Le travail conjoint de la psychiatrie publique avec les services de soins pour les toxicomanes assure une position qui permet au patient de s’inscrire dans un travail avec la maladie mentale sans abandonner ses identifiants d’usager de stupéfiant. Nous observons, au fil du temps, un investissement dans la prise en charge de secteur pour laquelle le patient y trouve de plus en plus sa place.
Au sujet des thérapeutiques médica- menteuses, une association antipsychotique et substitution à la méthadone permettent une stabilité sur le plan des consommations et sur le psychisme. Ce n’est pas tant l’effet neuroleptic-like des opiacés qui reste à démontrer, mais plutôt une reconnaissance et une légitimation de leur comorbidité héroïnomanie et schizophrénie. La loi du 30 janvier 2002 autorisant tout praticien hospitalier à initialiser un programme méthadone devrait simplifier la prescription à condition que ceux-ci soient sensibilisés aux spécificités liées au comportement toxicomaniaque. |
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Bibliographie : | ||
[1] Abi-Dargham A. Do we still believe in the dopamine hypothesis? New data bring new evidence. Communication in the Second International Schizophrenia Forum, Poland, April 26-27, 2002.
[2] Arveiller J. Hallucinogènes et psychiatrie, au milieu du siècle dernier. Evolution Psychiatrique, 65, 2000, pp. 273-292. [3] Bertschy G, Dufour H, Richard D et Senon J-L. Toxicomanies. In : Thérapeutique psychiatrique de Senon J-L, Sechter D et Richard D. (Eds), Hermann, éditeur des sciences et des arts, Paris, 1995, pp. 723-750, (1242 pages). [4] Borelli E. La dopamine dans tous ses états. Science et Vie hors série, décembre 2001, Vol 217, pp. 12-17. [5] Buckley P, Thompson P, Way L and Meltzer H. Y. Substance abuse among patients with treatment-resistant schizophrenia: characteristics and implications for clozapine thérapy. Am J Psychiatry, march 1994, 15 (4), pp. 385-389. [6] Chairopoulos P et Kieffer B. Les entrées privées des opiacés. Science et Vie hors série, décembre 2001, Vol 217, pp. 18-23. [7] Darcourt G. Economie psychique de la dépendance. In : Dépendance et conduites de dépendance de Bailly D. et Venisse J-L. (Ed), Masson, Paris, 1994, pp. 127-133, (231 pages). [8] Dervaux A, Olié J-P, Laqueille X, Bayle J-F, Le Borgne M.H et Krebs M.O. Conduites addictives chez 100 sujets schizophrènes. L’Encéphale, 1999, Vol. XXV, (2), p. 183. [9] Dixon L and Rebori TA. Psychosocial treatment of substance abuse in schizophrenic patients. In: Contemporary issues in the treatment of schizophrenia by Shriqui C.L. and Nasrallah H.A. (Eds), American Psychiatric Press, 1995, pp. 749-764, (863 pages). [10] Elkashef AM, Issa F and Wyatt RJ. The biochemical basis of schizophrenia. In: Contemporary issues in the treatment of schizophrenia by Shriqui C.L. and Nasrallah H.A. (Eds) Américan Psychiatric Press, 1995, pp. 3-41, (863 pages). [11] Kapur S. What is atypical about atypical antipsychotics? The image becomes clearer. Communication in the Second International Schizophrenia Forum, Poland, April 26-27, 2002. [12] Kapur S, Zipursky R, Jones C, Remington G and Houle S. Relationship between dopamine D2 occupancy, clinical response, and side effects: a double-blind PET study of first-episode schizophrenia. Am J Psychiatry, April 2000, Vol 157, pp. 514-520. |
[13] Koob G.F. Neurobiological sites for drug dependence. In : Biological Psychiatry, volume 2, (Eds), Excerpta Medica and Elservier Science Publishers, 1991, pp. 36-39, (949 pages).
[14] Noël P. Résultats de l’enquête questionnaire de l’Information Psychiatrique : « la place du secteur dans la prise en charge des patients toxicomanes en ambulatoire ». L’Information Psychiatrique, 75 (1), 1999, pp. 25-29. [15] Maleval J-C. Il faut à tout prix respecter l’autonomie du patient et se fier à l'alliance thérapeutique. In :« Les troubles schizophréniques » de De Clercq M et Peuskens J. (Ed) De Boeck Université, Bruxelles, 2000, pp. 431-446, (554 pages). [16] Oddou A. Usages de substances psychoactives illicites. Un point de vue de clinicien. Interventions, 2 (19), juin 2002, pp. 73-79. [17] Olivier-Martin R. Le système limbique. In : Séminaire de psychiatrie biologique hôpital Sainte-Anne de Cuche H. et al. Tome 1, (Eds), Médicales Fournier Frères, Département Psychotropes, Gennevilliers, 1981, pp. 43-74, (149 pages). [18] Pedinielli J-L, Rouan G et Bertagne P. In : Psychopathologie des addictions. (Eds), PUF, Paris, 1997, (126 pages). [19] Petit M, Dollfus S, Langlois S et Moity F. Neuroleptiques. In : Thérapeutique psychiatrique de Senon J-L, Sechter D et Richard D. (Eds), Hermann, éditeur des sciences et des arts, Paris, 1995, pp. 369-422, (1242 pages). [20] Pouclet O. Héroïnomanies et schizophrénies : aux frontières d’une comorbidité. Thèse de doctorat en médecine, Université Henri Poincaré Nancy 1, le 30/09/2002, (157 pages). [21] Roques B. La dangerosité des drogues. Rapport au secrétariat d’état à la santé. (Eds), Odile Jacob, Paris, 1999, (316 pages). [22] Seidenberg A et Honegger U. Méthadone, héroïne, et autres opioïdes. La prescription des opioïdes en milieu ambulatoire. Traduit par Thomas Will. (Ed) Médecine et hygiène, Paris, 2001, (268 pages). [23] Tassin J-P. Schizophrénie et neurotransmission. In : La schizophrénie, recherches actuelles et perspectives de Dalery J. et d’Amato T. (Ed), Masson, Paris, 1999, pp. 149-170, (289 pages). [24] Zisook S, Heaton R, Moranville J, Kuck J, Jernigan T and Braff D. Past substance abuse and clinical course of schizophrenia. Am J Psychiatry, april 1992, 149, pp. 552-553. |