SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

Le complexe d’Ulysse ou les métamorphoses de l’identité dans le contexte de l’immigration (2/2)

LE COMPLEXE D'ULYSSE OU LES MÉTAMORPHOSES DE L'IDENTITÉ
 DANS LE CONTEXTE DE L'IMMIGRATION (2/2)
 
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Charles DI, psychologue, hôpital Avicenne, service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent.
Emmanuel MEUNIER, éducateur, chef de projet à la Mission de prévention des conduites à risques du conseil général de la Seine-Saint-Denis, diplômé en anthropologie historique (EHESS).
Marie Rose MORO, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, université Paris-Descartes, chef de service de la Maison de Solenn – Maison des adolescents de Cochin (AP-HP, Paris) www.clinique-transculturelle.org*
 

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Texte publié, sous une forme remaniée, dans Psycho média n° 32 - novembre-décembre 2011 et n° 33 - janvier-février 2012, sous le titre "Voyage d’Ulysse, voyage migratoire"

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II. L’épreuve de la transformation de soi et de la construction du sens

Cette deuxième partie du cycle odysséen est placée au début du récit par le poète, l’ensemble des évènements relatés jusqu’ici étant comme une sorte de flash-back au sein du récit.

 Elle se différencie radicalement de la première, en ce qu’elle est le récit d’une expérience individuelle et non plus celle d’un groupe.

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 Jan Bruegel l'Ancien, Caverne fantastique avec Ulysse et Calypso

Après neuf jours de nage, Ulysse aperçoit l’île d’Ogyrie, où demeure la belle Calypso, « fière déesse à voix humaine (1) », qui va prendre soin de lui. Bientôt, elle va tomber amoureuse du héros et le retenir pendant sept années sur son île. Elle veut qu’il l’épouse, et lui promet, en guise de dote, l’éternelle jeunesse. Mais Ulysse, au lieu d’embrasser cette vie idyllique, « pleurait sur le promontoire où il passait ses jours/ Le cœur brisé de larmes, de soupirs et de tristesse,/ Et promenant ses yeux mouillés sur la mer inféconde (2). »

 Nous avons vu que la relation sociale dissymétrique brisait le sentiment de confiance en soi, péniblement acquis dans l’épreuve. La relation entre Ulysse et Calypso est essentiellement dissymétrique : elle est une déesse et lui un homme ; elle possède des richesses inouïes et lui rien ; elle peut faire don de la jeunesse éternelle et lui n’a rien à donner. En lui proposant le mariage, elle lui retire en outre ce qui peut subsister en lui de sentiment de dignité sociale. Cette proposition représente en outre la fin du rêve de rentrer un jour chez soi. Ce rêve qui maintient l’énergie vitale de bon nombre de migrants, même si la plupart ne rentrent jamais.

 

Dans la Grèce archaïque et patriarcale, la dignité sociale s’acquiert par le mariage et l’acquisition du statut de père, qui permet de s’affirmer comme le chef d’une maison capable d’entretenir des liens sociaux avec d’autres chefs de maison. Pour Ulysse, un mariage avec Calypso représente la négation de son foyer, de son mariage avec Pénélope, de sa paternité vis-à-vis de Télémaque, de son statut de citoyen d’Ithaque et qui plus est, de son statut de premier des citoyens puisqu’il est roi d’Ithaque. Rester sur Ogyrie, c’est se nier soi-même, c’est renoncer à sa propre dignité de père et de citoyen. D’où cette impossibilité de se sentir bien et heureux auprès de Calypso.

 Mais les pleurs sans fin, désespérées, d’Ulysse traduisent aussi un sentiment – pour reprendre l’expression du sociologue Abdelmalek Sayad –, de « double absence (3) » : il ne se sent ni homme « d’ici », ni homme de « là-bas ». Rester « ici », c’est renoncer à soi ; mais en même temps, « là-bas »… il n’est plus rien. Tant d’années ont passé qu’il ne peut plus douter être mort pour les siens.

La mer serait un moyen de s’échapper, mais il voit bien qu’elle est « inféconde », qu’elle ne l’amènerait nulle part.

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 Odysseus, Böcklins Bild vom klagenden

Comment croire, après tant d’années, que ses proches attendent encore son retour, où même qu’on le tienne pour vivant ? Sa mère, rencontrée aux Enfers, lui révèle : « C’est le regret, c’est le souci de toi, mon noble Ulysse/ C’est mon amour pour toi qui m’ont ôté la douce vie (4) . » Et elle raconte que son père a vieilli « avant l’âge./ Le deuil de son fils glorieux l’avait anéanti (5) . » « J’ai au fond de mon cœur comme un pressentiment/ Qu’Ulysse ne reviendra plus (6) », confesse Pénélope. « Il est mort de triste mort (7) » assure Télémaque. L’un des plus fidèles serviteurs, Eumée, conclut crûment : « Voilà longtemps que chiens rapides et vautours/ Ont dû lui décharner les os, d’où l’âme s’est enfuie,/ À moins que les poissons ne l’aient mangé et que ses os/ gisent sur la grève, enveloppé d’un sable épais (8). » Cette certitude d’être « mort » pour ses proches induit une perte de sens. comme l’écrit Sayad : « La rupture de la “perspective de vie”, la déchirure, l’autodestruction ; sinon, comme disent les immigrés eux-mêmes quand ils frôlent cette situation qui leur fait découvrir leur “in-existence” et leur incapacité (sociale) à se situer dans une “perspective” qui donne sens à leur existence, la situation paradoxale du “mort vivant” ou du “vivant (déjà) mort” (9). »

Après tant d’années, la loi, elle-même, aura exigé que l’on tourne la page « Ulysse ». Ulysse est obligé de penser qu’un nouveau roi règne sur Ithaque.  

 

Les lois grecques fixaient aux épouses une période de deuil qui ne pouvait excéder une année et elles imposaient le remariage des veuves. La communauté ne saurait tolérer ces pleurs qui retiennent les âmes des morts sur la terre et qui, par conséquent, menacent l’ordre du monde, qui suppose une stricte séparation entre les morts et les vivants. D’ailleurs, si Homère nous décrit une cinquantaine de prétendants autour de Pénélope, c’est bien pour signifier que c’est la communauté elle-même qui exige, par un remariage, la fin d’un deuil qui n’a que trop duré.

Ulysse ignore les ruses que déploient Pénélope et son fils, Télémaque, pour opposer un déni à sa mort probable. Télémaque est partie enquêter à travers la Grèce et recueillir des témoignages qui « attesteraient » de sa survie (10) ; Pénélope, trois années durant, a défait chaque nuit une « tapisserie » (11), qui est en réalité un linceul destiné au père d’Ulysse, travail sacré qu’elle ne pourra plus accomplir si elle est remariée : objet qui symbolise aussi le corps d’Ulysse disparu. Elle gagne du temps en entretenant la rivalité des prétendants. Pour dénier la mort d’Ulysse, le mensonge, même le plus éhonté, est mis à contribution. Eumée, le porcher, raconte qu’il est devenu fréquent que des imposteurs se présentent devant les portes du palais de Pénélope et qu’ils racontent d’hypothétiques « rencontres » avec Ulysse, « révélations » intéressées car il est bien connu que Pénélope répand sans compter ses bienfaits sur ce genre de « messagers » (12). 

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 Pénélope et sa "tapisserie"

Pénélope est au cœur de cette stratégie de dénégation de la mort probable d’Ulysse. Ce qu’elle justifie par la jeunesse et la vulnérabilité de son fils Télémaque : « Tant qu’il était petit et sans expérience/ M’empêchait de reprendre époux (13)  » et cela pour protéger ses droits – et peut-être sa vie – des manigances d’un nouvel époux, et peut-être aussi pour le protéger d’elle-même (à en croire Athéna, la très grande et divine misogyne) : « Tu sais quel cœur garde une femme au fond de sa poitrine/ Elle fait tout pour enrichir le galant qui l’épouse ;/ Mais ses premiers enfants et le mari qu’elle a perdu,/ Elle a tout oublié et ne s’y intéresse plus (14). » À moins que l’impossibilité d’oublier soit liée à l’hyper-sensualité de l’amoureuse Pénélope que « le ciel… accable encore de mauvais songes » où elle ressent la présence d’Ulysse « avec les traits/ Qu’il avait quand il partit pour l’armée ». Cette présence qui lui fait s’écrier au réveil : « Ah ! que mon cœur/ Était ravi ! je me disais : c’est lui, et non un rêve (15). » Ulysse absent de sa terre natale, tenu pour mort, y reste présent, à la manière d’un fantôme.

Telle est la « double absence » décrite par Sayad : « Continuer à être présent là où on est absent… c’est le sort ou le paradoxe de l’émigré – et, corrélativement, (continuer) à ne pas être totalement présent là où on est présent… c’est la condition et le paradoxe de l’immigré (16). » Une énergie considérable est déployée pour n’être pas vraiment ici, car admettre que l’on est ici pour de bon, c’est entamer le deuil du pays natal.

 

Jean-Claude Métraux, dans un texte sur les migrants, intitulé « La connaissance, arrière-petite-fille de la reconnaissance mutuelle (17) », rappelle que le deuil passe par trois phases : « La phase de fermeture marquée par le refus de la perte ; une phase d’ouverture caractérisée par la reconnaissance de l’irréversibilité de la perte et un afflux d’affects dépressifs ; une phase de souvenir définie par la capacité de solliciter le souvenir. »

J.-Cl. Métraux ajoute : « Une ‘‘fossilisation’’ peut cependant survenir aux phases de fermeture et d’ouverture, et le deuil peut dès lors devenir interminable. » Toute l’énergie est consacrée à « fossiliser » le deuil, à s’interdire de le vivre, à empêcher qu’il ne se fasse.

La communauté d’Ithaque finit par s’offusquer des feintes de Pénélope. Elle fait pression sur le père, les frères et le fils de Pénélope pour qu’ils l’obligent à reprendre un mari, n’importe lequel pourvu que ce célibat indécent cesse (18) . Les banquets quotidiens, au frais de la maison d’Ulysse, dont se repaissent les prétendants, sont revendiqués comme un moyen de pression sur Pénélope : si elle aime vraiment son fils, elle se remariera, sinon il ne restera plus rien de son héritage (19) ! Le peuple, lui-même, reste « silencieux » devant les procédés détestables des prétendants, alors qu’étant « le nombre » il pourrait les « réprimer » (20).

Pendant sept ans donc, Ulysse pleure en contemplant la mer « inféconde ». Il faudra une intercession d’Athéna auprès de Zeus et une nouvelle intervention d’Hermès pour convaincre l’amoureuse Calypso d’autoriser le départ d’Ulysse.

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 Le Naufrage d’Ulysse, Heinrich Füssli

 Deuil et renaissance

Ulysse embarque donc sur un radeau qu’il fabrique lui-même, et après plusieurs jours de navigation, il approche l’île des Phéaciens

Les épreuves en migration sont si nombreuses que le migrant peut penser que les dieux s’amusent à le voir souffrir et qu’ils s’activent à le harceler. À la place de dieux, bien des hautes personnalités des « pays d’accueil » pourraient faire l’objet de remarques similaires. Dans L’Odyssée, Poséidon veille à ce que le héros ait son compte de malheur. Il déchaîne une tempête, et c’est en naufragé qu’Ulysse abordera la côte. Cette situation métaphorise bien la réalité des longues années d’errance auxquelles sont astreints bon nombre d’immigrés.

Si le contenu manifeste du mythe insiste sur le ressentiment de Poséidon, le contenu « latent » du mythe nous dépeint une bouée de sauvetage, une « renaissance », par l’aide d’une personne ressource. Poséidon, qui vit au fond des mers, ne peut ignorer l’intervention de la déesse Leucothéa, qui lui donne un voile divin dans lequel il doit se draper nu, pour survivre aux deux jours de nage que lui a imposés Poséidon (21)

 

Ce drap est une sorte de placenta qui protège Ulysse de la mer furieuse, drap qu’il lui faudra rendre à la mer, avant d’aborder une plage à l’embouchure d’un fleuve (22).

Sur l’île des Phéaciens, Athéna porte secours à Ulysse. Il est endormi, nu, épuisé, caché dans un sous-bois. Elle visite en songe la princesse phéacienne, Nausicaa, pour lui suggérer d’aller laver ses vêtements ainsi que ceux de ses frères au fleuve en vue d’un hypothétique et prochain mariage ; ce que la princesse s’empresse de faire à son réveil (23).

 

Ulysse, nu, s’éveille. Il paraît au milieu des jeunes filles en tenant « un rameau bien feuillu pour cacher sa virilité (24) », branche qui accuse l’effet obscène et faunesque de son apparition. La scène ne manque de provoquer la panique des servantes : « En voyant l’horreur de ce corps abîmé par la mer,/ Elles s’enfuirent en tous sens (25). »

 

Seule Nausicaa, aidée par Athéna qui chasse « la peur de ses membres (26) », voit dans la nudité d’Ulysse, non pas l’obscène, mais le dénuement du naufragé.

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Les Phéaciens sont un peuple jalousement aimé des dieux, qui n’entretient aucun commerce avec le reste de l’humanité. Leur haine pour l’étranger est instinctive. Nausicaa, fille du sage Alkinoos, tranche avec ses concitoyens en éprouvant de l’empathie pour Ulysse. Elle lui donne des vêtements, mais lui déconseille de la suivre et lui indique un moyen d’entrer dans le palais sans se faire voir et lui promet de plaider sa cause auprès de son père. Si on les voyait ensemble, les Phéaciens ne manqueraient pas de s’exclamer : « Tant mieux qu’à force de courir elle ait enfin trouvé/ Un mari au-dehors, car elle n’avait que mépris/ Pour les nobles du pays qui demandaient sa main (27) ! » Vieille antienne de l’autochtone, déjà entendue sur l’île des Géants ! Mais Ulysse semble à présent protégé des regards stigmatisants des autochtones. Athéna, en effet, le nimbe d’une « vapeur » qui le rend invisible (28), vapeur qui est, là encore, une sorte de tissu protecteur qui permet à Ulysse de traverser sans danger la cité xénophobe. Alkinoos, le sage souverain de l’île, lui réserve un bon accueil et sera tant charmé par Ulysse qu’il voudra l’« avoir pour gendre (29) » (30).

Ulysse par prudence n’a pas révélé son nom. Mais Alkinoos observe, au moment où l’aède chante le récit de la dispute qui oppose Ulysse et Achille devant Troie (31), que son invité tire une grande écharpe sur sa tête afin « que l’on ne vît pas les larmes lui couler des yeux (32). »

 

Et quand l’aède chante la mort d’Achille, Ulysse, toujours dissimulé, pleure « comme une femme pleure en étreignant son cher époux/ Qui vient de tomber (33). »

Une chaîne symbolique de renaissance se dessine : évitement de la « mort » par noyade grâce à une « renaissance » dans « l’utérus marin » (le voile donné dans la tempête) ; évitement d’une « mort sociale » par haine xénophobe grâce à une renaissance dans « l’utérus vaporeux » (la « vapeur » dont Athéna le nimbe) ; et enfin, évitement de la « mort psychique » liée à la violence du processus de deuil (le retour du souvenir de la mort d’Achille) grâce au voile dont il se couvre. Ulysse renaît, en « dé-fossilisant » le deuil, en « décongelant (34) » un deuil qui n’était que latent, non vécu. Ulysse s’autorise à pleurer Achille qui n’est plus, Achille qu’il avait croisé aux Enfers, mais qu’il n’avait pleuré car il enviait sa gloire (35).

En miroir, Ajax, croisé aussi aux Enfers, avec qui il s’était querellé (parce que les armes d’Achille avaient été données à Ulysse), continuait, mort à le haïr, à lui vouer du ressentiment, à rejeter tout pardon (36).

Dans le palais d’Alkinoos, Ulysse laisse revenir à lui les souvenirs et enfin il pleure l’absent. Le contexte du palais, la bienveillance d’Alkinaos lui a permis d’exprimer ses affects, d’entrer dans le deuil pour enfin renaître. Contexte bienveillant qui fait tant défaut aux migrants de nos jours.

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Francesco Hayez, Ulysse à la cour d'Alkinoos

 La reconnaissance mutuelle

Des jeux sont organisés, jeux où les Phéaciens démontrent leur maîtrise sans pareille de la danse et où Ulysse suscite leur admiration en lançant le disque (37). Dans ces jeux Ulysse va reconnaître le talent des Phéaciens ; et ceux-ci vont reconnaître ses habilités. Ce qui d’un point de vue narcissique est très gratifiant, et renforce l’estime de soi : être reconnu par l’autochtone dans ce qu’on sait faire de chez soi. Pour Axel Honneth, une autre strate de l’estime de soi est le « sentiment d’estime sociale » : « L’individu se perçoit ici comme le membre d’un groupe qui est collectivement en mesure d’apporter à l’ensemble du corps social des contributions dont la valeur est reconnue par tous les membres de la société (38). » La reconnaissance des talents spécifiques que les différentes cultures permettent de développer contribue à l’estime de soi, mais aussi à la reconnaissance mutuelle qui se nourrit du sentiment de complémentarité, plutôt que de la concurrence.

Ulysse est invité à faire le récit de son périple devant la cour. Là se pose pour Ulysse ce dilemme : va-t-il comme d’habitude, et comme la plupart des migrants, dissimuler son identité par crainte du rejet ou du mépris ; ou prendre le risque de se dévoiler ? Les Phéaciens le reconnaissent comme un homme. Ulysse se sent capable, lui l’expert en dissimulation, de débuter son récit par un : « Je suis Ulysse, le fils de Laërte (39). » Le récit de son périple émeut l’auditoire. Ulysse approche ce moment où la reconnaissance mutuelle devient possible. Il n’est plus un « étranger », c’est-à-dire un individu attaché à une entité inconnue et possiblement ennemie. Il est un homme, semblable aux Phéaciens, puisque ceux-ci peuvent compatir avec lui et s’identifier à lui ; mais il est aussi un homme « différent » de par un parcours qui le singularise, parcours qui l’a ouvert comme nul autre à l’altérité.

 

 

Godelier disait justement que l’altérité n’est jamais radicale, et Sartre disait déjà qu’autrui est l’autre moi qui n’est pas moi. Il faut le reconnaître dans cette double dimension.

Comme le note J.-Cl. Métraux, paradoxalement, « la reconnaissance (par identification) dans l’histoire d’autrui, d’expériences qui me sont en tout point inconnues, traumatismes vécus ou injustices subies, requiert d’abord une reconnaissance de leur absence dans notre propre parcours de vie (40). » C’est parce qu’ils reconnaissent les différences (ce qu’à vécu Ulysse n’aurait pu être vécu par un Phéacien qui ne quitte pas son île) que les Phéaciens parviennent à se reconnaître dans les souffrances de l’homme Ulysse. Jonatan Ahovi (41), grand clinicien transculturel, a coutume de dire qu’il faut prendre le migrant indépendamment de sa différence, c’est-à-dire avec son altérité (sa couleur, ses gouts, sa démarche, etc.) ; c’est-à-dire tenir compte de ses différences, accepter ses différences, pour enfin percevoir la ressemblance.

Les Phéaciens, de par leur rencontre avec Ulysse, sont tentés par l’aventure de la rencontre avec l’altérité. Ils le couvrent de joyaux, qui seront pour le monde autant de témoignages de leur génie artistique, et par conséquent une invitation à commercer, à entrer dans des processus d’échange. Pour Axel Honneth une autre strate de l’estime de soi est le « respect de soi (42) », qui est enraciné dans les rapports de droit, fondé sur la reconnaissance mutuelle de ce que chacun a des droits et qu’il convient de les respecter. Les Phéaciens reconduisent Ulysse vers Ithaque, mais leur désir d’ouverture au monde ne sera pas comblé : les dieux les aiment vraiment trop, et veulent les garder pour eux seuls. Leur île sera définitivement cachée aux navigateurs qui la croiseront et tous ceux qui ont raccompagné Ulysse sont transformés en roche avec leur navire devant l’entrée du port pour servir d’avertissement aux Phéaciens qui seraient encore tentés de quitter leur île.

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 L’épreuve du retour au pays natal : être un étranger chez soi, dans un pays devenu un monde sans pères

Pour prévenir un retour imprudent d’Ulysse dans son foyer, par une ultime ruse Athéna a recouvert l’île « d’un brouillard,/ afin qu’il ne reconnût rien (43). » Ulysse, laissé endormi sur une plage par les Phéaciens, ignore où il se trouve. Athéna a aussi transformé Ulysse, en lui donnant l’aspect d’un vieux crétois afin qu’il soit « méconnaissable à tous les gens (44) ». 

Si le contenu « manifeste » du mythe évoque une ruse habile, le contenu « latent » évoque l’expérience du migrant qui, revenu chez lui, ne reconnaît plus son pays et n’est plus reconnu par ses proches. Le migrant croit pouvoir trouver son pays dans l’état où il l’a laissé. Il en a conservé une image figée, presque photographique. Dans les faits, il revient dans un « autre » pays… qui ne le reconnaît pas. Ulysse, dissimulé en vieux Crétois, prétend connaître Ulysse et affirme qu’il arrivera bientôt, après avoir consulté, à Dodonne, « le vieux chêne divin de Zeus,/ Pour savoir s’il [doit], après une si longue absence,/ Rentrer au bon pays d’Ithaque au grand jour ou caché (45). » Ulysse est chez lui, en terre étrangère.

 

 

Son serviteur Eumée l’accueillera, sans le reconnaître. Seul son vieux chien Argos (46) et sa vieille nourrice (47)  le reconnaîtront. Il se fera reconnaître, non sans mal, de son fils Télémaque, qui l’assistera dans son projet de vengeance contre les « prétendants ».

Qui sont les prétendants ? Des jeunes gens, « les fils de ceux qui ont ici le premier rang (48) », ceux qui ont grandi dans un monde où les pères sont absents, tous partis à la guerre. Ithaque est peuplée de vieillards sans autorité et de jeunes gens impudents. L’impudence se retrouve non seulement chez les jeunes nobles d’Ithaque et des cités voisines, mais aussi chez les jeunes gens du peuple. Un jeune gardien de chèvres, voyant Eumée et Ulysse sous l’aspect d’un vieil indigent, pour son amusement, donne « un coup de talon dans la hanche (49) » d’Ulysse. Et si le héros ne tue pas ce jeune « fou » sur place, c’est pour ne pas révéler son identité. De même, il se tait, quand il s’entend dire à la table des prétendants : « Tiens toi tranquille et bois,/ Sans essayer de te frotter à plus jeune que toi (50). » La migration, c’est aussi l’absence des pères – ou bien encore la déqualification des pères soumis à l’emprise des autochtones. Les jeunes grandissent sans modèle identificatoire. 

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 Pénélope

De même qu’Ulysse a épousé la meilleure des femmes, c’est-à-dire la plus fidèle (l’infidélité est une autre hantise du migrant), il a le meilleur des fils, qui a trouvé une succession de substituts paternels, tel le vieux Mentor (51) ou le sage Médon, qui compte sans doute parmi les prétendants, mais dont Télémaque obtiendra la grâce parce qu’il a veillé sur lui durant l’enfance (52).

Dans la séquence des « prétendants », ce qui rend l’affrontement si cruel, c’est l’enjeu du rétablissement du clivage générationnel « père-fils », dans un contexte où les fils méprisent les pères.

Pénélope, sous la pression de la communauté, propose un « jeu » : elle épousera le vainqueur d’un concours qui consiste à tendre l’arc d’Ulysse et à tirer une flèche au travers de sept haches.
 

Pendant que les prétendants s’essayent vainement à bander l’arc d’Ulysse, Télémaque emporte leurs armes de telle sorte qu’ils se trouvent désarmés face à Ulysse, qui va les massacrer avec son arc et avec l’aide de Télémaque et de deux serviteurs (53).

Ce massacre furieux est gratuit. Après avoir tué Antinoos, le chef des prétendants, personnage détestable qui a tenté d’assassiner Télémaque, Ulysse reçoit la soumission immédiate des prétendants, qui invoquent leur certitude qu’il était mort. Ils s’engagent à le dédommager (54) . Mais Ulysse les extermine tous, avant de massacrer des servantes pour qu’elles « perdent la vie et jusqu’au souvenir des voluptés/ Qu’elles goûtaient dans l’ombre en se donnant aux prétendants (55). » Puis il fait torturer jusqu’à la mort Mélanthéus (56), un serviteur qui tenta de porter secours aux prétendants en leur apportant des armes.

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Le massacre des prétendants

Complexe d’Œdipe et « complexe » de Télégone

Une version méconnue du mythe d’Ulysse nous rapporte son meurtre par Télégone, fils né de son union avec Circé. Cette version sent le soufre, car elle nous est rapportée par un certain Dictys de Crète, auquel on attribue une Histoire de la guerre de Troie (57), qui, soi-disant, aurait été un compagnon d’Idoménée lors du siège de Troie. Ce « faux » semble être l’œuvre d’un certain Q. Septimius, auteur latin du IIIe ou du IVe siècle. Toutefois, le personnage de Télégone est antérieur, puisque Aristote évoque dans sa Poétique (58) une tragédie intitulée Le Télégone de la blessure d’Ulysse, qu’Ovide (-43-17), auteur latin antérieur au pseudo Dictys et fin connaisseur des mythes grecs, associe dans Les Tristes (59)  les personnages d’Œdipe et de Télégone, et que l’auteur grec Lucien de Samosate (120-180) mentionne le meurtre d’Ulysse par Télégone dans son Histoire véritable (60) .

L’histoire de Télégone est celle d’un fils qui a grandi sans père et qui cherche à le retrouver. Ulysse instruit par un oracle qu’il serait tué par son fils à céder le trône à Télémaque et il s’est retiré dans une petite île. Télégone parvient à retrouver trace de son père, mais des gardes s’opposent à ce qu’il aille plus avant. « Le jeune homme, nous raconte ledit Dictys de Crète, se voyant repoussé, et obligé d’abandonner son dessein, se précipite sur les gardes, en abat quelques-uns à ses pieds et en blesse plusieurs autres. Dès qu’Ulysse eut été instruit de ce qui se passait, pensant bien que ce jeune homme était envoyé par son fils, il s’avança aussitôt contre lui, et voulut le frapper de la lance qu’il portait ordinairement pour sa propre sûreté.
 

Mais Télégone évita adroitement le coup, et le perça à l’instant de la sienne à un endroit où la blessure était mortelle.

Ulysse se sentant frappé, rendit grâce à la fortune, et s’avoua trop heureux de mourir de la main d’un étranger, et de pouvoir par là affranchir du crime de parricide Télémaque, qui avait toujours été l’objet de son amour. » Puis à l’agonie, Ulysse apprend de Télégone qui il est, et « Télégone reconnaissant alors ce héros, fait retentir l’air de ses gémissements, se déchire le visage de douleur, et se trouve le plus malheureux des hommes d’avoir été lui-même le meurtrier de son père. »

Dans le mythe d’Œdipe, le fils fuit le père pour ne pas avoir à le tuer, alors qu’ici, le fils cherche le père et le père fuit le fils.

On peut se demander si les Grecs n’eurent pas la notion de deux modalités du meurtre du père. L’une, œdipienne, liée à la rivalité père-fils autour de la mère, et l’autre liée à une impossible rencontre d’un fils qui a grandi sans père et du père culpabilisé de n’avoir élevé son fils. Deux formes d’antagonisme, l’un lié à l’univers du foyer, l’autre lié au monde mouvant et sans attache de la migration.

Le « complexe » de Télégone, comme variante du complexe d’Œdipe, se singularise par le contexte d’absence du père, qui oblige le fils à tenir, par défaut, la place du « chef de famille ». L’enfant ne prend pas – ou pas seulement – la place du père par « désir œdipien », mais parce que la loi lui ordonne de tenir la place du chef de famille. 

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Le vol des taureaux d'Hélios, Pellegrino Tibaldi

Devenir un « intercesseur »

Que les prétendants aient eu des conduites indignes, nul ne saurait en disconvenir… Mais Ulysse se prend-il pour Hélios pour s’autoriser à massacrer des hommes dont le tort principal fut de manger des bêtes de son troupeau ? Cette rage meurtrière est tenue pour monstrueuse et insensée par les Grecs. L’Agora se réunit et le peuple d’Ithaque se rebelle contre Ulysse, qui n’est au fond qu’un pourvoyeur de souffrance : « Il a emmené sur nos nefs une foule de braves ;/ Il a perdu ses gens, il a perdu ses creux vaisseaux ;/ Il nous tue, au retour, les meilleurs de Céphallénie (61). » Les meilleurs de Céphallénie, et non d’Ithaque seulement, car ce ne sont pas seulement les meilleurs enfants de la cité qui ont été assassinés, mais aussi de nobles enfants de cités alliées et des îles voisines. Dans sa rage meurtrière, c’est l’ouverture à l’altérité de la communauté d’Ithaque qu’Ulysse a détruite : l’île est à présent menacée de représailles par ses voisins. Le peuple armé se lève donc pour assassiner Ulysse et ses quelques partisans.

La migration expose le migrant à des souffrances… Mais elle en occasionne aussi à tous ceux que cette absence affecte. Les proches en premier lieu, les parents inquiets, l’épouse délaissée, les enfants qui grandissent sans père, mais aussi la nation, qui voit ses forces vives partir à l’étranger.

Quoi ? Le migrant, fauteur de souffrance, devrait être fêté à son retour ? Il faudrait lui rendre tous ses droits – ceux de père et de souverain –, comme si la vie n’avait pas continué sans lui, comme s’il n’avait pas fallu s’adapter à son absence.

 

 

 

L’ambivalence de la communauté d’origine vis-à-vis de l’émigré, observe Sayad, est liée au fait que « c’est la nation entière qui est menacée de mutilation par l’émigration, qui est menacée de perdre des “morceaux” de sa population actuelle et à venir… On comprend de la sorte la double relation d’attraction et de répulsion, de rattachement et de détachement qui s’instaure entre, d’une part, les émigrés… et, d’autre part, leurs communautés et leur société d’origine (62). »

Dans sa fureur, Ulysse devient insensible à la détresse d’autrui et n’éprouve pas de culpabilité pour les souffrances qu’il a occasionnées. Un combat entre l’agora et les partisans d’Ulysse s’annonce. Athéna pronostique la mort de tous les protagonistes, la rencontre du nombre (le peuple) et de la valeur (Ulysse) devant conduire à l’extermination mutuelle.

La déesse désemparée implore le secours de son père Zeus, qui promet, sous réserve qu’Ulysse recouvre son sceptre, de garantir l’amitié des cités voisines. Athéna revient sur le champ de bataille et pousse un cri inouï, qui va glacer le sang des guerriers et stopper les combats. En outre, Ulysse dit repartir pour accomplir la mission que le devin Tirésias lui a révélée : il lui faut explorer les terres habitées, il devra marcher en portant une rame sur l’épaule et ne s’arrêter que le jour où il rencontrera des hommes « qui ignorent la mer/ Et n’ajoutent jamais de sel aux aliments (63)  » et, par conséquent, ignorants des échanges commerciaux. Ces hommes à la vue de la rame lui demanderont qu’est-ce que cette grande « pelle à grain ». Alors il plantera sa rame dans le sol, marquant ainsi la frontière du monde où le commerce est possible, et reviendra pour attendre « la plus douce des morts, qui ne [l]e prendra qu’épuisé/ Par une vieillesse bénie, ayant autour de [lui]/ Des peuples fortunés (64) . »

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Fresque de Pompéi

En somme, Ulysse ne recouvre son sceptre qu’autant qu’il accepte de garantir l’ouverture d’Ithaque au monde extérieur. Ulysse devient alors un intercesseur entre des mondes et c’est sans doute là le dédommagement qu’offre le migrant à ceux qui ont souffert de son absence : cette souffrance n’est pas vaine si elle ouvre sur des échanges avec l’altérité.

La migration apparaît comme une succession d’épreuves qui fragilisent l’identité ; mais c’est aussi un processus de rencontre avec l’altérité.

Dans leur projet d’établir des cités en terre étrangère, les Grecs ont appris à construire des liens avec les autochtones en identifiant ceux qui pouvaient les aider, ceux qui pouvaient jouer le rôle de facilitateurs, d’intercesseurs. Les intercesseurs, dans L’Odyssée, ce sont bien sûr Hermès et Athéna. Mais plus important sont encore les intercesseurs humains : Circée, Nausicaa, Alkinoos, et Eumée.

 

 

Dans les parcours de migration, on trouve fort heureusement ce type de rencontres avec des personnes bienveillantes, des personnes secourables.

Les travaux en ethnopsychiatries (65)  montrent d’ailleurs que ce type de rencontre favorise la résilience, car la migration comporte un vrai risque. Et ce risque migratoire est un facteur de vulnérabilité. Mais celle-ci peut, lorsqu’elle est surmontée, céder place à la résilience à l’image de ce que Margaret Mahler en rapporte. Ainsi, s’appuyant sur son propre cas de migration aux USA, Margaret Mahler (66), attire l’attention sur le fait qu’une situation de risque peut désorienter un individu, mais elle peut aussi l’aiguillonner et affûter son esprit. Elle peut provoquer une régression ou une inhibition, mais elle peut également stimuler ses potentialités créatrices.

Quoi qu’il en soit, au contact d’une autre culture, on se transforme, on devient métis, on apprend à se séparer et à trouver sa propre position.
Le Complexe d’Ulysse

L’Odyssée d’Homère est à plus d’un titre paradigmatique des turpitudes et des belles rencontres en migration. De l’indifférence à l’admiration en passant par la haine et le mépris, de la dépression et de la mélancolie au triomphe, de l’ivresse à l’euphorie, de l’amour impossible à l’amour possible, des tentations inévitables au comportement parfait, des moments de lassitude au moment des secours inespérés, le migrant à l’instar d’Ulysse passe par tant d’étapes et tant d’états.

Dans ces tumultes, Les turpitudes en migration constitueront des menaces de l’effondrement identitaire. Ce qui va exiger du migrant des efforts d’ajustement et réajustement identitaire, de réaménagements, sous forme d’enrichissement ou d’apprivoisement, par contrainte, par stratégie, par oubli ou tout simplement par effet de contexte. Un des vecteurs de la souffrance ici est la non-reconnaissance. Se nourrissant des interactions sur un mode asymétrique, elle est au cœur de la souffrance du sujet en migration.
 

Mais la migration constitue aussi un acte courageux qui a des avantages. C’est en effet l’espace et le moment d’échange, d’apprentissage et d’enrichissements mutuels, aussi bien pour le voyageur que pour les autochtones. C’est du dissemblable qu’on apprend, dans une sorte de dialectique qui ouvre sur l’éclectique. Mais cela suppose qu’on accorde à l’autre le statut d’homme avec les mêmes droits et prérogatives que nous, doué de compétences, semblables et distinctes des nôtres. Cela suppose, donc, que nous nous décentrions. Et que nous nous observions, nous interrogeant sur le regard de cyclope que nous jetons sur l’immigré « trop » visible, nos craintes de Lestrygons quand l’immigré aborde nos compagnes et nos filles, notre désir lotophagien de le subjuguer avec notre mode de vie.

Dans cette situation le migrant a peut-être même une petite avance sur l’autochtone, car il apprend ce qu’il y a de bien dans le pays d’accueil, mais l’indigène ignore tout de son pays. Mais ce léger avantage est vite dénié par sa situation de minoritaire qui rend son savoir minoritaire, ce qui en fait un sujet vulnérable.

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Buste d’ « Ulysse »

De la vulnérabilité et fragilité à la résilience

La situation du migrant peut dans certaines dimensions être rapprochée de celle d’un nouveau-né, qui vient dans un nouveau monde, avec toutes les fragilités que cela comporte. Il a besoin pour que ses facultés puissent bien éclore d’un holding, d’un handling et d’un object presenting, pour reprendre Winniccott. Il a besoin d’un « environnement facilitateur (67)  ». Winnicott a bien montré le rapport entre la défaillance de cet environnement et la crainte de l’effondrement qui s’inscrit dans la psyché, et que l’on peut retrouver dans certaines formes de décompensation ou dans les psychothérapies.

Tout cela tend à souligner l’importance d’un être secourable, dieu ou homme, comme facteur de résilience. C’est ce rôle qu’ont joué Athéna, Hermès, Leucothéa, Nausicaa dans le parcours d’Ulysse.

Dans ce cheminement, le migrant aura aussi besoin de protection, des objets protecteurs au sens ethno-psychanalytique. Ulysse a par exemple pu arriver au palais d’Alkinoos grâce à une sorte de tissu protecteur que lui a procuré Athéna (68). De même pour échapper à Poséidon, qui vit au fond des mers, la déesse Leucothéa lui donne une sorte de placenta qui protège, un voile divin dans lequel il doit se draper nu, pour survivre à la furie de la mer provoquée par Poséidon (69). Ulysse aura d’ailleurs pour consigne de rendre ce drap à la mer, avant d’aborder une plage (70). Cela fait penser à la manière dont on s’occupe du placenta dans certaines coutumes africaines.
 

Cette idée de placenta qui protège est assez rependue dans certains pays d’Afrique subsaharienne. Chez les Bulu du Sud-Cameroun, une informatrice, Eba Marie, nous a dit que la première chose qui protège l’enfant est le placenta. Ce dernier est recueilli à la naissance. Puis il est confié à une personne de confiance, qui va l’enterrer sous un arbre bien précis, à l’insu de tout le monde. Et chaque fois que cet enfant aura une maladie ou un malheur, il faut aller interroger son placenta, et s’appuyer sur lui par des rituels, pour faire des protections.

Mais en migration il n’est pas toujours possible de faire cela à la lettre, il faut créer des manières de faire congruentes à la culture, ici, et avec ce que l’on a disposition, et si possible, tenter de faire faire des choses là-bas. Ulysse a pu trouver la protection de ces objets « placentaires » faits là où il se trouvait. Ces protections réduisent la fragilité et la vulnérabilité.

La fragilité du migrant peut également être regardée par analogie avec la fragilité qui caractérise certains organismes dans des phases épigénétiques, comme les moments de mue de certains animaux, ou les changements au niveau du corps, de la pensée et des émotions des adolescents. Ces moments délicats de passage, au sens de rites de passage, peuvent être de grande fécondité s’ils sont accompagnés à la vitesse d’assimilation du sujet. Malheureusement ce dernier est parfois jugé très vite, comme Ulysse et ses compagnons chez les Lestrigons. Ce qui fait qu’on prend souvent son dénuement pour la pauvreté morale de la nudité. Ce faisant, l’autochtone est mu par le dédain et se refuse à lui porter assistance.
L’issue : vers/ pour un monde métis pour en finir avec un monde de mépris ?

Pour finir, le rapport à l’altérité demande reconnaissance, ouverture et tolérance. Sans ces ingrédients comportementaux on arrive très vite à toutes les aberrations qui procèdent des discriminations, exclusions et extrémismes de part et d’autre. De nos jours, il n’y a plus de peuple vivant véritablement en autarcie. C’est même à contre-courant de l’histoire de l’humanité qui, aujourd’hui plus qu’hier, nous amène inévitablement vers un monde métis, où la diversité culturelle est plurielle, la rencontre avec l’altérité régulière. Mais ce moment de rencontre, comme dans L’Odyssée, est parfois un moment de supplice pour l’autre. Seulement on peut en faire un moment d’enrichissement mutuel. Comment entendre, comprendre et prendre en compte la souffrance de l’autre ? Tel est une des interrogations-messages que l’on peut entendre de L’Odyssée et que nous avons appelée Complexe d’Ulysse ! Comment maîtriser la fragilité et la vulnérabilité et promouvoir l’enrichissement mutuel ? Une étrange consonance nous indique qu’il n’y aura pas de monde métis sans le secours de la mètis, de cette habileté ingénieuse à faire avec la différence, à produire de la transformation, à contourner les obstacles. 

 

Le parcours du migrant, qui s’achève avec la conquête d’une posture d’intercesseur, chez certains individus, s’accomplit en quelques années.

Dans d’autres situations, il faudra plusieurs générations pour que cette mue s’accomplisse. La première génération se figeant dans l’invisibilité, la deuxième dans l’aspiration communautaire, la troisième entrant dans la phase du deuil. Il faut ici compter avec l’intergénérationnel, avec ses deuils infinis, « fossilisés », « congelés » (71).

De même la société d’accueil est appelée à un travail sur elle-même pour s’ouvrir à l’altérité et ne pas céder au « narcissisme des petites différences » en faisant prévaloir « l’identité nationale » sur l’aptitude à accorder universalisme et particularisme. Tel est le défit des avant-gardistes dans l’éducation, le social, le judicaire, le médical… de nos sociétés aujourd’hui !

 

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Notes

(1) Homère : XII, v 449.

(2) Homère : V, v 82-84.

(3) Sayad, A., (1999) La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris : éd. du Seuil.

(4) Homère : XI, v 202-203.

(5) Homère : XIV, v 358.

(6) Homère : XIX, v 112-113.

(7) Homère : XV, v 268.

(8) Homère : XIV, v 133-136.

(9) Sayad, op. cit. in n. 3, p. 208.

(10) Homère, chants III et IV.

(11) Homère, II, v 89-109.

(12) Homère : XIV, v 122-132.

(13) Homère : XIX, v 530-531.

(14) Homère : XV, v 20-23.

(15) Homère : XX, v 87-90.

(16) Sayad, A., op. cit. in n. 3, p. 184.

(17) Métraux, J.-Cl., (2007) « La connaissance, arrière-petite-fille de la reconnaissance mutuelle » in Les Politiques sociales, 3 et 4, Bruxelles, p. 60-78.

(18) Homère : XV, v 16-17.

(19) Homère : II, v 122-126.

(20) Homère : II, v 240-241.

(21) Homère : V, v 333-353.

(22) Homère : V, v 459-460.

(23) Homère : VI, v 20-106.

(24) Homère : VI, v 129.

(25) Homère : VI, v 137-138.

(26) Homère : VI, v 140.

(27) Homère : VI, v 282-284.

(28) Homère : VII, v 15.

(29) Homère : VII, v 313.

(30)  Aristote dans sa Constitution d'Ithaque (fr. 463) et Hellanique (fr. 141) dit que Nausicaa, fille d'Alkinoos, épousa Télémaque et engendra Perseptolis.

(31) Le thème de la dispute entre Achille et Ulysse est mal connu puisqu’il n’est pas rapporté dans L’Iliade. Plutarque fait allusion à une pièce perdue de Sophocle qui raconte qu'Ulysse se moque, pendant un banquet, de la colère d'Achille : il accuse ce dernier d'avoir pris peur en voyant Troie et Hector, et d’avoir cherché un prétexte pour fuir (Moralia, 74a).

(32) Homère, VIII, 86.

(33) Homère : VIII, 523-524.

(34) Métraux, J.-Cl., op. cit. in n. 17.

(35) Homère, XI, v 483-486.

(36) Homère, XI, v 453-455.

(37) Homère : VIII, v 185 s. 

 

(38) Honneth, A., (2000) La Lutte pour la reconnaissance. Vers une nouvelle théorie critique, Paris : Cerf, p. p. 156(39) Homère : IX, v 29.
(40) Métraux, J.-Cl., op. cit. in n. 17.
(41) Communication personnelle. Jonathan Ahovi, pédopsychiatre : responsable de l’unité de psychopathologie de l’adolescent (UPA), hôpital Louis-Pasteur, Dole ; consultations transculturelles du professeur Marie Rose Moro, Maison des adolescents, Maison de Solenn, hôpital Cochin, Paris.
(42) Honneth, A., op. cit. in n. 38, p. 144 sq.
(43) Homère : XIII, v 100-111.
(44) Homère : XIII, v 397.
(45) Homère : XIV, v 328-330.
(46) Homère : XVII, v 301-304.
(47) Homère : XIX, v 467-475.
(48) Homère : II, v 51.
(49) Homère : XVII, v 234.
(50) Homère : XXI, v 309-310.
(51) Homère : II, v 225-226.
(52) Homère : XII, v 356-358.
(53) Homère : chant XXII.
(54) Homère, XXII, v 45-59.
(55) Homère : XXII, v 444-445.
(56) Homère : XXII, v 474-477.
(57) Dictys, (1813) La Guerre de Troie, Livre V. Paris : Brunot-Labbe.
1813, Livre VI, chap. XV.
(58) Chap. XIV, XIII.
(59) Livre I, élégie 1.
(60) Livre II, chap. XXVII, 35.
(61) Homère : XXIV, v 427-429.
(62) Sayad, A., op. cit. in n. 3, p. 185.
(63) Homère : XI, v 122-123.
(64) Homère : XI, v 135-137.
(65) Moro, M. R., (2010) Nos enfants demain. Pour une société multiculturelle, Paris : Odile Jacob. / Moro, M. R., (1998/2004) Psychothérapie transculturelle de l’enfants et d l’adolescent, Paris : Dunod.
(66) Mahler, M., (1978/1982), Épilogue, in Antony, E. J., Chiland, C., Koupernik, C., (Éd.) L’Enfant dans sa famille. L’enfant vulnérable, Paris : PUF.
(67) Winnicott, D., (2000) La Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris : Gallimard, p. 205-216.
(68) Homère : VII, v 15
(69) Homère : V, v 333-353.
(70) Homère : V, v 459-460.
(71) Métraux, J.-Cl., op. cit. in n. 17.