SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

Grossesse

Procréation médicalement assistée chez un couple dépendant des opiacés

PROCRÉATION MÉDICALEMENT ASSISTÉE CHEZ UN COUPLE DÉPENDANT DES OPIACÉS
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Dr Jean-Philippe LANG (Psychiatre & Addictologue), Mme Maica REICHERT (Sage-Femme), Dr Michèle WEIL (Pédiatre), Mme Coralie TRABELSI (Sage-Femme), Dr Jeannine OHL (Gynécologue), Dr Valérie VECCHIONACCI (Pédopsychiatre), Mme Sarah KHENATI (Psychologue), Dr François HABERSETZER (Hépatologue), Dr Israel NISAND (Gynécologue)

Le Flyer N°42, Février 2011

Résumé

La grossesse chez les femmes usagères d'opiacés interroge souvent les soignants et les patientes elles-mêmes dans une atmosphère de suspicion réciproque. La prise en charge de ces patientes par le Réseau Maternité Addiction (RMA) d’Alsace a pour objectif de permettre la naissance d'un enfant en bonne santé, élevé par des parents stabilisés dans leurs conduites sociales et addictives. 

À partir d’un cas clinique, nous illustrons la possibilité d’inscrire un couple sous traitement de substitution aux opiacés (TSO) dans un circuit de procréation médicalement assistée (PMA) tout en abordant des problématiques communément retrouvées dans ce contexte : syndrome de sevrage du nouveau-né, traitement antalgique associé aux TSO.

Mots clés : Grossesse - Addiction - Traitement de substitution aux opiacés - Procréation médicalement assistée.

Introduction

La grossesse des usagères de substances psychoactives interroge souvent les équipes soignantes sur les risques encourus par le bébé et sur les capacités pour les parents à “bien s’occuper de leur enfant” (1-3). Elle est rarement anticipée, bien que la sexualité et la parentalité soient des questions essentielles à aborder précocement chez les patients usagers de substances psychoactives (3, 4). Le désir d’enfant et la grossesse sont ainsi rarement envisagés comme des moments privilégiés de la prise en charge, alors qu’ils peuvent être des leviers thérapeutiques importants et faire “naître” des capacités à prendre soin de soi en se projetant dans l’avenir (3, 5). Il est nécessaire pour tout soignant d’apprendre à profiter de tels moments pour progresser dans les projets de soins et accompagner ces parents non plus en termes de “risques” qu’ils représentent, mais en termes de “besoins” qu’ils nécessitent (6). 

Bien que le plan gouvernemental 2008-2011 de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MIDLT) en ait fait une de ses priorités, la prise en charge des femmes usagères enceintes reste souvent compliquée en raison de l’absence de structure de soins spécifiques, du manque de formation des différents intervenants ou des représentations, des craintes et méconnaissances des soignants (7). Mais qu’en est-il, au sein de tant de croyances, de la possibilité pour des patients usagers de substances psychoactives de pouvoir /bénéficier des programmes de procréation médicalement assistée (PMA) ? Le Réseau Maternité Addiction (RMA) propose, à partir d’un cas clinique, de répondre à quelques-unes de ces questions et de témoigner d’une expérience positive dans un domaine où la littérature est relativement pauvre (8).

CAS CLINIQUE
- Anamnèse et Evaluation :

Mme B et M. H sont adressés par un CSST en janvier 2007 au RMA d’Alsace dans un contexte de désir de grossesse par PMA. Mme B, 29 ans, est usagère de drogue depuis l’âge de 14 ans et dépendante de l’héroïne depuis 10 ans. Elle est sous traitement de substitution aux opiacés (TSO) par chlorhydrate de méthadone depuis novembre 2006 à la posologie de 120 mg par jour, traitement motivé par son souhait de grossesse après deux grossesses extrautérines et une salpingectomie bilatérale. Leur demande est “entendue” aux conditions d’une évaluation de leur situation sociale, familiale et clinique et d’un suivi par le RMA.

Mme B présente une personnalité dépendante selon les critères du DSM-IV, sans trouble psychiatrique associé. Elle a pour seul antécédent psychiatrique personnel ou familial une dépression sans tentative de suicide à l’âge de 20 ans.

Elle ne consomme ni alcool ni médicament psychotrope, mais fume un paquet de cigarettes par j/our et un joint de cannabis quotidien. Elle est séronégative pour le virus de l’hépatite C (VHC) et le virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et immunisée pour l’hépatite B. Elle vit en concubinage depuis 11 ans avec

M. H, 31 ans, traité également depuis novembre 2006 par chlorhydrate de méthadone et atteint par une hépatite C chronique (HCC). Il présente une personnalité limite selon les critères du DSM-IV, sans autre trouble psychiatrique associé. Tous deux vivent dans un appartement en location et sont soutenus par leur milieu familial respectif. Ils n’ont aucun endettement particulier et bénéficient du Revenu minimum d’insertion (RMI) et de la Couverture maladie universelle (CMU).

- Suivi médical, addictologique et psychologique du couple :

Le RMA propose à Mme B un suivi psychothérapique et l’initiation d’un traitement par substituts nicotiniques pour contrôler sa consommation de tabac, s’abstenir progressivement de cannabis et optimiser les chances de PMA. Monsieur H est pour sa part orienté vers le pôle de référence VHC du CHU de Strasbourg pour évaluer sa pathologie hépatique et l’indication d’un traitement antiviral. Après trois mois de suivi, Mme B est abstinente pour le cannabis et fume huit cigarettes par jour. Elle ne présente aucun trouble de l’humeur. Son concubin à une HCC de génotype 1 pour laquelle il y a une indication de traitement antiviral sans contreindication psychiatrique ou addictologique. 

Le couple est très motivé par l’idée d’avoir un enfant et investit son accompagnement de façon pertinente. M. H débute son traitement antiviral en juin 2007 après conservation préalable de plusieurs paillettes de sperme considérant les effets potentiels de la ribavirine sur ce dernier et de son possible risque tératogène lors de la fertilisation de l’ovule (10, 11). En septembre 2007, Mme B est stable d’un point de vue psychique, toujours abstinente du cannabis et ne fume plus que six cigarettes par jour. Son traitement par TSO est toujours correctement pris à 120 mg/j. M. H tolère bien son traitement antiviral et sa PCR virale est négative.

- Déroulement de la PMA :

Devant la cohérence du projet, le couple est confié à l’équipe de PMA du Syndicat interhospitalier de la Communauté urbaine de Strasbourg - Centre médico-chirugical et obstétrical (SIHCUS-CMCO) qui valide l’indication médicale d’une fécondation in vitro (FIV) étant donné la stérilité d’origine tubaire et la normalité du bilan proposé. Malgré les inquiétudes initiales, l’équipe de PMA accepte le couple pour sa première stimulation. 

Le jour de sa ponction ovarienne, Mme B diffère sa prise de TSO sur avis médical. Ce retard accentue la sensibilité à la douleur et l’administration de nalbuphine comme antalgique déclenche un syndrome de manque… Le recueil ovocytaire permet le transfert d’un embryon aboutissant à une grossesse clinique dès la première tentative de FIV en novembre 2007.

- Périnatalité et TSO :

La grossesse de Mme B se déroule normalement avec une croissance foetale harmonieuse. Comme préconisé, le TSO a été augmenté à la 22ème semaine d’aménorrhée (SA) sur des arguments cliniques à 140 mg/j (5). À la 31ème SA, elle présente une menace d’accouchement prématuré (MAP) nécessitant le transfert en maternité de niveau III. La MAP est stabilisée et une hospitalisation à domicile (HAD) est mise en place. Le RMA propose alors à Mme B de rencontrer l’équipe pédiatrique qui s’occupera de son enfant et de visiter l’“unité kangourou” de la maternité où elle sera hospitalisée. Cette rencontre permet au couple de verbaliser les craintes qui entourent la prise en charge pédiatrique de leur bébé et son éventuel traitement de sevrage aux opiacés. 

Vers la 36ème SA une consultation avec l’anesthésiste est organisée pour anticiper l’analgésie péripartale. À la 36ème SA, Mme B rompt prématurément les membranes et donne naissance par césarienne à une petite fille pesant 2 200 grammes avec un score d’Apgar de 10/10. L’examen initial du nouveau-né est normal en dehors de la prématurité et du retard de croissance. Le séjour en “unité kangourou” s’effectue en toute sérénité avec un allaitement maternel et la présence du père. Mme B rentre à son domicile après 10 jours d’hospitalisation. L’enfant n’a pas fait de syndrome de sevrage et six mois après l’accouchement, la famille se porte bien.

- Suivi familial par le RMA :

Le RMA a initié un suivi pédopsychiatrique et un accompagnement individualisé par une puéricultrice de la Protection maternelle et infantile (PMI) en post-partum. 

Ce suivi a pour objectif de soutenir et de favoriser les évolutions structurantes, individuelles ou relationnelles, des membres de la famille, en ajustant la nature, la fréquence et la durée des interventions de chaque professionnel du réseau au fil de leurs besoins.

DISCUSSION
- Toxicomanie et accès à la parentalité

La stigmatisation de l’usager de drogue est d’autant plus incisive qu’elle touche une femme enceinte (1). Secondaire à de nombreuses représentations, elle entraîne souvent de la part des soignants des attitudes plus émotionnelles que professionnelles, directement responsables de ruptures de soins évitables (2). Il est pourtant essentiel d’aborder précocement la culpabilité et les perceptions négatives qui accompagnent la grossesse. 

Ces difficultés peuvent entraver le “devenir mère” et doivent être “justement” appréhendées par les équipes soignantes. Le seul critère de consommation de substances psychoactives ne peut préjuger de la capacité à devenir mère (3). De plus, les traitements de substitution sont des médicaments qui favorisent l’accès à la parentalité, autant en termes de fécondité que de stabilisation psychosociale (4).

- Intérêt d’une prise en charge spécifique coordonnée

Le RMA propose une coordination entre les différents intervenants (gynécologue, sage femme, pédiatre, psychiatre, pédopsychiatre, addictologue, assistante sociale, psychologue, protection maternelle et infantile...) tout au long la grossesse et en post-natal (6). Cette coordination repose sur une évaluation personnalisée de chaque situation qui doit débuter au plus tôt pendant la grossesse. Une grossesse sous TSO est une grossesse considérée à “haut risque obstétrical”, impliquant une surveillance intensive de la grossesse tous les 15 jours à partir de la 28ème SA. 

Les risques encourus sont surtout une prématurité et un retard de croissance foetal qui sont plus fréquemment secondaires aux consommations associées et aux conditions de vie qu’aux effets des opiacés en eux-mêmes (9, 12, 13). En 2007, le RMA a suivi 84 femmes (dont 56 dépendantes des opiacés) pour lesquelles les taux d’accouchement prématuré était de 5 %, d’allaitement de 57 %, de traitement par opiacés du syndrome de sevrage du nouveau né de 17 %  et de placement de l’enfant de 9 %.

- “Unité kangourou” et traitement de sevrage aux opiacés du nouveau-né

À l’aide d’une hospitalisation en “unité kangourou” et des soins qui l’accompagnent, le taux de traitement de sevrage par opiacés de l'enfant est moins fréquent que ceux retrouvé dans la littérature (14, 15). Pour les femmes suivies par le RMA, tous les enfants non hospitalisés en “unité kangourou” ont eu un traitement opiacé et le taux de traitement passe à 7 % s’ils y ont été admis. 

L’encouragement au portage “peau à peau” et à l’allaitement, ainsi que la compréhension de cette problématique par les équipes de soins semblent apporter une réassurance adaptée aux parents, tout en favorisant le développement du lien mère-enfant de façon plus sereine.

- Traitement antalgique et méthadone

Les schémas thérapeutiques antalgiques recommandés en complément d’un TSO sont souvent méconnus et à l’origine de nombreux “accidents” (16). Il est important de préserver les modalités de prise du traitement par chlorhydrate de méthadone et de considérer ce traitement, chez des patients souvent moins sensibles aux antalgiques de type opioïde, comme une prémédication. 

La douleur doit ainsi être traitée en ajoutant les antalgiques nécessaires selon les paliers classiques. Certains médicaments sont également contre-indiqués ou déconseillés en association, comme la codéine et le dextropropoxyphène, en raison d’un risque de surdosage, ou encore la buprénorphine, la naltrexone, le chlorhydrate de tramadol et la nalbuphine qui peuvent provoquer un syndrome de manque (17).

CONCLUSION

La maternité est un moment privilégié pour le dépistage, l’évaluation et le soin des conduites addictives. La prise en charge d’une femme usagère de substances psychoactives enceinte nécessite l’intervention coordonnée de nombreux professionnels : médecin généraliste, sage femme, gynécologue, pédiatre, addictologue, psychiatre, pédopsychiatre, psychologue, travailleurs sociaux, puéricultrice… 

Pour que leurs compétences puissent être proposées efficacement aux futurs parents, la cohérence de leurs discours et de leurs actes est une nécessité absolue. Associée à une bonne coordination de leur intervention, cette cohérence est la base d’une alliance thérapeutique qui peut permettre au couple de réaliser ses projets de façon sécurisée et efficiente.

Références bibliographiques :

1 - Simmat-Durand L. La mère toxicomane, au carrefour des normes et des sanctions. Déviance et Société 2007 ; 31 : 305-330.
2 - Luttenbacher C. La mère toxicomane et l’enfant : incidence des représentations sur la prise en charge. Psychotropes 1998 ; 4 (2 spécial toxicomanie et maternité) : 21-34.
3 - Molénat F. Grossesse et toxicomanie. Toulouse : Erès, 2000.
4 - Rosenblum O. Parentalité et toxicomanie, in : Angel P, Mazet P, Guérir les souffrances familiales. Paris : PUF, 2004 : 465-475.
5 - Pezzolo S, Lang JP, Weil M, Reichert M, Khenati S. Du bon usage des psychotropes et des traitements de substitution au cours de la grossesse et de l’allaitement. Synapse 2006 ; 230 : 48-52.
6 - Reichert M, Weil M. Maternité et addiction en Alsace : un exemple de prise en charge multidisciplinaire. Le Courrier des Addictions 2007 ; 9 : 106-107.
7 - Plan gouvernemental de lutte contre les drogues et les toxicomanies, 2008 2011. Paris : MILDT, 2008.
9 - Lejeune C, Simmat Durand L, Gourarier L, Aubisson S. GEGA. Prospective multicenter observational study f 260 infants born to 259 opiate-dependant mothers on methadone or high-dose buprenorphine substitution. Drug Alcohol Depend 2006 ; 82 (3) : 350-357.

10 - Hépatite C. Dépistage, clinique, prise encharge et conseil au patient. Document à l’usage des médecins, 2ème édition. Paris : INPES, 2007.
11 - John Mc Carthy et al. High dose methadone maintenance in pregnancy: maternal and neonatal outcome. Am J Obstet Gynecol 2005 ; 193 : 606-610.
12 - Cassen M, Delile JM, Pohier E, Facy F, Villez M, Gachie JP. Maternité et toxicomanies. Enquête Anit/Grrita/Inserm sur 171 mères toxicomanes et leurs 302 enfants. Alcoologie et Addictologie 2004 ; 26 (2) : 87-97.
13 - Jansson M et al. Fetal response to maternal methadone administration. Am J Obstet Gynecol 2005 ; 193 : 611-617.
14 - Ebner N et al. Management of neonatal abstinence syndrome in neonates born to opiod maintenained women. Drug Alcohol Depend 2007 ; 87 (2-3) : 131-138.
15 - Mohamed E et al. Effects of breast milk on the severity and outcome of neonatal abstinence syndrome among infants of drug-dependant mothers. Pediatrics 2006 ; 117 : 1163-1169.
16 - Droumenq M. La douleur chez le patient toxicomane. Thèse de la faculté de médecine de Grenoble, 15 mai 2008 : http://www.reseaux-sante73.fr/these_toxico/pagedegarde.htm
17 - Chandon M, Péronnet D. Prise en charge périopératoire du patient toxicomane. Conférences d’actualisation de la Société française d’anesthésie et de réanimation (SFAR), 2003.