SYNERGIE - Réseau Ville Hôpital

conduites à risque

  • Coenen : adolescents "à risque"

    Interview, par le Groupement Romand d'Etudes des Addictions (GREA) de Roland Coenen, psychothérapeute, ancien Directeur de l’institution Le Tamaris à Bruxelles, auteur d'"Eduquer sans Punir" (Ères, 2004). Pour Roland Coenen, les adolescents "difficiles" sont surtout des adolescents "difficile à aider", qui refuse l'aide tel que nous l'a leur proposons, par manque de confiance ou parce qu’elle leur semble inadaptée. Pour rendre cette aide mieux acceptable, ces adolescents qui ont vécu d’importantes difficultés et des évènements traumatiques, ont besoin d’un cadre qui leur permet d’éprouver des liens émotionnels positifs et contenants avec des adultes. Les punitions éducatives exercées sur ces enfants au vécu stressé ne peuvent qu’être contre-productives.

  • Le michetonnage vu du Japon

    LE MICHETONNAGE VU DU JAPON
    Réflexions autour de « Love & pop » de Ryû Murakami

    Emmanuel Meunier, éducateur diplômé en anthropologie
    Anne Savarit, psychologue et directrice de la Maison des adolescents/AMICA de Clichy-Montfermeil
     
    Love & Pop

    « Love & Pop » est un roman, écrit en 1996, par l’écrivain japonais Marukami Ryû. Ce texte apporte un éclairage sur le phénomène des conduites à risques pré-prostitutionnels à l’adolescence.

    Héritier, avoué ou non, de l’école « naturaliste », l’auteur a commencé par enquêter sur le phénomène des collégiennes et des lycéennes japonaises se rendant à des « rendez-vous arrangés » via des messageries téléphoniques (enjyô kosai), rendez-vous qui leur permettent de rencontrer des hommes avec lesquels elles passent un moment ou ont des relations sexuelles, en l’échange de cadeaux ou de rétributions monétaires.

    L’auteur engage alors le travail d’écriture à partir d’une hypothèse « psycho-sociale » qu’il va s’employer à vérifier en suivant le devenir de la jeune collégienne Yoshii Hiromi : « je me suis mis à écrire ce roman en partant de l’hypothèse que, sous prétexte de marques et de rendez-vous arrangés, ces lycéennes crevaient en réalité d’envie de réaliser des « possibles » sur lesquels ouvre la rencontre avec l’autre » (p. 222).

     

    Marukami Ryû minimise l’hypothèse sociale : la quête d’argent et d’objets de marques, qui est au cœur du discours des jeunes filles, ne serait qu’un mobile de surface. Yoshii Hiromi et ses camarades appartiennent à la classe moyenne et n’ont pas de « besoins » insatisfaits. « Elles laissent des messages sur les messageries pour se payer des trucs de chez Chanel ou Gucci mais si c’était de ça qu’elles avaient vraiment envie, elles pourraient le voler, non ? » (p. 209), fait observer le personnage de Kobayashi, un homosexuel qui s’est prostitué dans sa jeunesse et qui fréquente des garçons via les « rendez-vous arrangés ».

    L’argent et les biens de consommation ne sont qu’un voile derrière lequel se déploie une quête d’identité (qui suis-je ? Quelle femme serais-je ? Quels sont mes projets ? Quels sont mes désirs ?) dans un contexte d’ennui et de vide intérieur, où la menace d’être submergé par l’angoisse est vainement apaisée par une consommation frénétique de produits de marque. La conduite à risque pré-prostitutionnelle apparaît comme une fuite en avant qui permet d’échapper à l’angoisse du vide intérieur et identitaire, cette conduite engageant la jeune fille dans une quête effrénée d’émotions extrêmes, provoquées par la rencontre avec les désirs d’inconnus.

    Par-delà la vénalité… un parcours initiatique

    Le roman, construit comme un parcours initiatique, évoque les conduites à risques dans ce qu’elles ont d’ « initiatiques » ou d’ « ordaliques », pour reprendre la terminologie de l’anthropologue David Le Breton (épreuve où l’on se confronte, dans l’espoir d’en triompher, à un risque mortel). Parcours initiatique qui est symbolisé par les deux rêves de la jeune Hiromi qui encadrent le récit : dans le rêve du début, Hiromi voit en rêve un homme ventripotent, qui, sous la surveillance d’un garde indifférent, ramasse des champignons « secs et recouverts d’une fine pellicule de pruine » (p. 5). L’homme s’effraie soudain d’un scorpion qui pourrait le piquer. Dans ce rêve, la sexualité est un objet d’angoisse mortifère : l’homme a une indétermination androgyne (c’est un homme « gravide »), les champignons (symbole phallique) sont malsains et l’expérience sexuelle est perçue comme pouvant être mortelle (le scorpion). Dans le rêve de fin, Hiromi découvre dans un congélateur rouillé des cadavres de chiens gelés. Hiromi en prend un dans ses bras et le réchauffe.

     

    « Le chien fond dans ses bras, il se met à remuer la queue et commence à japper, heureux » (p. 220). L’étreinte chaleureuse du chien (qui symbolise la tendance altruiste dans la culture japonaise) et les remuements joyeux de sa queue (symbole phallique) place la sexualité du côté de la vitalité.

    Ce parcours initiatique passe par des épreuves mortifères de confrontation avec les désirs d’hommes qui se tournent vers de très jeunes filles pour assouvir leur désir de dominance. Hiromi va rencontrer trois figures anxiogènes du désir masculin : l’homme qui instrumentalise la femme au service de sa jouissance égoïste et perverse ; l’homme qui porte de tels stigmates qu’aucune femme ne saurait le désirer ; l’homme qui hait les femmes.

    Pour asseoir leur sentiment de contrôle, certains de ces hommes proposent de payer plus, si la jeune fille se présente revêtue de son « costume réglementaire » de collégienne.

    Immédiateté et incapacité à « jouer » à se projeter dans l’avenir

    Ce qui décide Hiromi, jusque-là hésitante à suivre ses camarades qui pratiquent déjà les « rendez-vous arrangés », c’est une bague coûteuse en « topaze impériale ».

    La métaphore est puissante : Hiromi ne s’engage pas dans cette conduite pour acquérir un vulgaire objet de marque, mais pour une bague (symbole d’union) ornée d’une pierre précieuse (symbole d’éternité).

    Le plus saisissant, c’est que son désir impérieux d’acquérir « immédiatement » l’objet, s’enracine dans son sentiment que les émotions, aussi puissantes soient-elles, sont irrémédiablement fugaces et évanescentes : « Si je ne l’achète pas aujourd’hui, j’aurais forcément oublié demain l’émotion et la surprise d’aujourd’hui. Comment ai-je pu en avoir envie hier ? penserait-elle et puis cela passerait (…) Lorsqu’on a envie d’une chose, il faut tout faire pour l’obtenir sans tarder car les choses changent de nature après une ou deux nuits et redeviennent ordinaires. Elles le savaient très bien comme elles savaient qu’il n’existait pas une seule lycéenne capable de travailler six mois dans un McDonald’s pour se payer un sac Prada » (pp. 58-59).

    L’absence d’identité stable, propre à l’adolescence, se reflète dans l’incertitude sur les objets de désir, qui ne peuvent être saisis que dans l’immédiateté.

     

    Pour ces jeunes filles, il n’y a rien qui soit désirable au point de devenir le mobile d’un projet inscrit dans le temps. Un client du groupe de collégiennes, qui se rappelle soudain avoir une fille du même âge, leur fait d’un coup la morale : « Faut devenir plus sérieuses ! Intéressez-vous à quelque chose ! Si vous ne trouvez rien maintenant, eh bien, vous finirez dans une fac de seconde zone, dégoterez un boulot minable, ferez un mariage médiocre. Or, curieusement, Noda Chisa et Hiromi trouvaient que le vieux ne se trompait pas en disant cela. Tu n’as pas tort, mais on n’a pas envie de se l’entendre dire par toi ! pensèrent-elles » (p. 75).

    Le vertige de la consommation reflète l’absence de projet, qui reflète l’incertitude sur ses propres désirs, qui reflète l’absence d’une identité stable. La consommation frénétique vient combler une incapacité à se projeter dans l’avenir, à imaginer, à créer ou, si l’on préfère, à « jouer » (play) au sens où l’entend Winnicott. Le jeu dangereux, la conduite à risque, devient alors le seul terrain d’expérimentation. Et la mise en danger de soi devient l’épreuve par laquelle on espère la révélation de qui l’on est « vraiment ». Et tout cela fonctionne comme un « jeu » (game) : jeu de « hasard », car la jeune fille, va devoir choisir, parmi les messages que les inconnus ont laissés, ceux auxquels elle répondra ; jeu de « paraître », car il faudra s’apprêter et séduire ; jeu de « stratégie » car il faudra, face au désir masculin, conserver le contrôle de la situation.

    Sentiment d’avoir de la « valeur », mise en danger de soi et estime de soi

    Les « rendez-vous arrangés », par-delà les bénéfices matériels qu’ils procurent, sont un terrain d’expérience, source d’émotions extrêmes, où ces jeunes filles découvrent dans la prise de risque quelque chose d’elles-mêmes. Kobayashi, le vieil homosexuel, exprime cela ainsi : « Bien sûr, je faisais ça pour le pognon mais cet instant où le désir d’un tiers se porte sur toi, cet instant de la rencontre quand un individu dirige son désir sur toi, ça c’est vraiment excitant (…) Quand tu es jeune, tu ne comprends pas cette émotion particulière de la rencontre avec l’autre. Surtout quand il s’agit de sexe. C’est pareil pour les filles » (p. 209). Et si « le désir de l’autre qui se porte sur toi est si excitant », c’est « parce que ça veut dire que chacun d’entre nous a une valeur » (p. 210). Le désir sexuel de l’autre, le sentiment d’être désirable, procure l’illusion d’avoir une « valeur ».

    De quelle « valeur » parle-t-on ? Le sentiment d’avoir une « valeur » est lié au fait qu’un autre, que l’on tient soi-même pour estimable, nous renvoie quelque chose de positif. Ce qui suppose que l’on soit, avec cet autre, déjà inscrit dans une relation de reconnaissance mutuelle : on se sent valorisé parce que l’on a été valorisé par une personne à laquelle on a, soi-même, attribué de la valeur…

    Ce qui suppose d’être assez sûr de soi, et de ses propres valeurs, pour reconnaître de la valeur chez les autres.

     

    Dans les « rendez-vous arrangés », où le client est méprisé, la jeune fille ne se sent pas valorisée par le client (par exemple, en raison de sa personnalité, de ses qualités), mais parce que son désir distingue telle jeune fille dans la masse infinie des objets de désir.

    Il y a, notons-le, un plein accord entre la pratique des « rendez-vous arrangés » et les « valeurs » de la société néolibérale et postmoderne : « immédiateté », « valorisation », « distinction » et même, « performance », car la jeune fille est fascinée par sa capacité à produire l’intérêt de l’homme et à provoquer la jouissance masculine. Ces expériences de « rendez-vous arrangés » requièrent, donc, à la fois, une faible implication (puisqu’il n’y a pas de lien « personnel » avec le client) et une énergie considérable, car il faut faire face aux dangers potentiels de la situation (et Hiromi croisera d’ailleurs un psychopathe).

    Ces expériences sont éprouvantes comme le reconnaît Kobayashi : « Il faut de l’énergie pour rencontrer l’autre. Ça fatigue vraiment. Mais moi, je pense que ne pas rencontrer l’autre, c’est la mort. Ceux qui sont vraiment malades, malades graves, ils ne rencontrent plus personne» (p. 211). Aussi éprouvante soient-elles, ces expériences génèrent un puissant sentiment d’exister qui permet de lutter contre la dépression, le sentiment de vide, contre l’angoisse de mort. « Un être qui ne reçoit pas la stimulation de l’autre pourrit » affirme Kobayashi.

    Solitude de l’adolescente

    Hiromi rencontre Kobayashi suite à un concours de circonstances : une de ses amies lui a prêté le téléphone portable de Kobayashi pour qu’elle puisse contacter des hommes. Kobayashi, homme ambigu, puisque « consommateur » d’adolescents rencontrés via les « rendez-vous arrangés », va jouer un rôle d’éducateur : non seulement il aide Hiromi à poser des mots sur ce qu’elle vit, mais il répond à ses questions, telles que celle-ci se les pose.

    Hiromi se demande s'il y a quelque chose « de mal à baiser avec un inconnu » (p. 105). Pour répondre à cette question, « elle chercha parmi les choses que lui auraient dites ses parents ou ses professeurs quand elle était petite, parmi les choses qu’elle aurait lues dans un livre, un journal ou un magazine, qu’elle aurait entendues à la radio, les paroles d’une chanson, un truc qu’elle aurait vu à la télévision, dans un film ou en vidéo. Elle ne trouva rien » (p. 106). Kobayashi va lui apporter cette réponse : aller au-devant des autres, connus ou inconnus, suppose de se « dénuder », c’est-à-dire de faire confiance, de baisser ses défenses et d’accepter sa vulnérabilité. « La nudité, c’est l’être même d’un individu. Elle est d’un prix inestimable » (p. 212).

     

    Et c’est précisément ce qui rend insupportable la prostitution qui fixe un tarif à ce qui devrait rester « inestimable ». Kobayashi va aussi valoriser l’altruisme : Hiromi, qui détenait son téléphone, a appelé un bar où il se trouvait pour l’informer qu’elle avait reçu un message d’un jeune homme qui l’avertissait que son chat avait l’air très malade. Cet appel a permis à Kobayashi de sauver son chat. C’est rien ou presque, mais cela signale que l’on peut aller au-devant d’un inconnu juste pour faire le bien.

    Qu’Hiromi trouve, pour seul secours, l’ambigu Kobayashi est révélateur d’une solitude adolescente, d’une absence des adultes, d’une « injonction » muette des parents à ce que l’adolescent deviennent au plus vite « autonome », alors qu’en pleine crise identitaire, il a plus que jamais besoin d’adultes pour l’aider à se découvrir. Le parent, souvent absent, a besoin de se représenter son adolescent comme presque autonome, socialement performant, car cette « réussite » atteste de ce qu’il est un « bon parent ». Significativement, dans le roman, un jeu-concours passe à la télé : le jeu consiste, pour des bébés d’une dizaine de mois, à franchir des parcours d’obstacles, stimulés par leur maman qui les acclament…

    Par-delà la morale

    L’ambiguïté de Kobayashi est liée à sa double position de client de jeunes hommes, et d’ex-prostitué qui peut se reconnaître dans ces garçons et dans Hiromi. Ambiguïté qui reflète celle du jeune engagé dans une conduite à risque, à la fois acteur de sa mise en danger, et sujet agi par des impulsions qui le dépasse. Car ces conduites répondent à l’angoisse, au vide existentiel, au sentiment d’abandon, mais certainement, aussi, à des traumatismes infantiles (situations de séduction, abus sexuels) plus ou moins refoulés.

    La figure inverse à celle de Kobayashi est celle du psychopathe que rencontrera Hiromi : un homme qui tend des traquenards à ces jeunes filles, pour les dépouiller de leur argent - tout en sachant que la morale leur interdira de se plaindre à la police -, et les « punir » en provoquant leur évanouissement en leur appliquant une décharge électrique de taser sur le sexe.

     

    Cet évanouissement est une manière de les mener au bout de leur expérience mortifère, l’évanouissement étant équivalent à la mort. Dans ce roman, c’est le psychopathe qui incarne la « morale » et ses interdits, qui ne servent que les puissants, tandis que l’ambigu Kobayashi est capable d’adopter une attitude compréhensive pour aider Hiromi à trouver d’autres chemins pour aller à la rencontre de l’autre.

    « Love & Pop » est sans doute l’un des meilleurs romans sur les conduites à risques au féminin, conduites à risques qui passent le plus souvent par la sexualité et qui exposent à la rencontre avec des individus dangereux, pervers et capables d’exploiter les vulnérabilités adolescentes.

    Ryû Murakami, 2011, Love & pop, Edition Philippe Picquier/poche