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Psychotropes : arts sous influence - 1ère partie

 

PSYCHOTROPES : ARTS SOUS INFLUENCE
1ère PARTIE

Par E. Meunier

Une exposition au centre Maison rouge

Antoine Perpère, artiste, mais aussi chef du service éducatif du CSAPA de l'association Charonne à Paris, nous a proposé, comme commissaire de l’exposition "Sous influences" (à la Maison rouge, du 15/02 au 19/05/2013), un parcours, à travers 250 œuvres et 90 artistes, qui explore des liens entre création et substances psychoactives.

Antoine Perpère a organisé l’espace en retenant trois grands axes thématiques, qui se chevauchent inévitablement : les œuvres réalisées sous stupéfiants, la représentation des produits et/ou de leurs usages, et celles qui produisent, pour les spectateurs, des effets mimant ceux des psychotropes.

Traits et trouble entre intériorité et extériorité

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Jean Cocteau, opium (1930) /  Alberto Martini, Opiomanes (1930)

Les substances psychoactives sont des substances naturelles ou chimiques extérieures à notre organisme et qui sont incorporées. Comme telle, elles mettent le trait du dessinateur au défi de tracer une limite entre l’intérieur et l’extérieur. Dans Opium (1930), journal d’une désintoxication, Cocteau affirme : "écrire, pour moi, c’est dessiner, nouer des lignes de telle sorte qu’elles se fassent écriture, ou les dénouer de telle sorte que l’écriture devienne dessin" et "somme toute, je cerne les fantômes, je trouve les contours du vide, je dessine".
Les dessins qui accompagnent Opium témoignent de cette volonté de contenir ce qui ne peut l’être, à savoir l’action de l’opium fait voler en éclat la frontière entre intériorité et extériorité.

Le recours à des formes tubulaires, quasi géométriques, dans ses dessins, a pour rançon leurs proliférations anarchiques.

Sa cure de désintoxication coïncide avec une rupture importante dans son œuvre. Cocteau peu à peu renonce à son désir de contrôler ce qui ne peut l’être, pour se tourner vers l’onirisme, en particulier dans son œuvre cinématographique.

Alberto Martini, peintre, graveur et illustrateur italien, associé au symbolisme et précurseur du surréalisme, explorera le sentiment d’abolition des limites corporelles que peut induire les drogues.

Effets de contraintes

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Jean-Martin Charcot, Dessin sous l'influence du haschich (1853)

En 1932, le poète, peintre et dramaturge polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz écrira un essai intitulé Les narcotiques (nicotine, alcool, cocaïne, peyolt, morphine, ether + appendice), où il relatera ses expérimentations avec les drogues.

Son usage, à l’instar de celui d’Henry Michaux, est strictement réglé, notamment, pour éviter toute dépendance ("Toute accoutumance est une horrible cochonnerie", écrit-il dans Les Ames mal lavées).

Il ne manque d’ailleurs pas de blâmer les usages toxicomaniaques et prône même une stricte prohibition des drogues, leurs usages devant,  semble t-il, être réservées aux « forts » - l’un de ses personnage de roman affirme : "Il y a en vérité des instants où un gramme de cocaïne ne fait pas de tort. Mais il faut bien les connaître — ne pas prendre d'autres instants pour ceux-là. D'ailleurs ce principe s'applique seulement aux forts : Meine Wahrheiten sind nicht für die anderen (Mes vérités ne valent pas pour l'autre)" (L'Inassouvissement).

Cette "force" requise par l’usage des drogues est liée à l’effet de contrainte que génère une drogue. "Il est indéniable que chacun de ces produits à une influence différente, autant sur les dessins que sur l’humeur, écrit Witkiewicz dans Les narcotiques. Le haschich pris en grande quantité, et surtout s’il est mélangé à l’alcool, donne des visions assez extraordinaires, avec multiplication des objets et des personnes jusqu’à l’infini ; il provoque aussi des états psychiques intéressants : identification avec les objets, perte du sentiment d’identité dans de courts intervalles de temps, etc."

Le psychiatre Jean-Martin Charcot, en 1853, à l’âge de 28 ans, à la fin de son internat, réalisera sous l’emprise du haschich un dessin est assez révélateur de l’effet "démultiplicateur" du cannabis. Sur le dessin on peut lire de la main de Charcot : "Quel désordre d'idées et cependant quel agréable festonnage... Impulsion involontaire et fantasque qui toutefois n'est pas complètement soustraite à la volonté" et un énigmatique "I love you my Jenny Road"

Contrainte, mouvement et création

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Henri Michaux, dessins mescaliniens (1955) /  Stanislaw Ignacy Witkiewicz, Portrait sous cocaïne d’Helena Białynicka-Birula (1927)

Witkiewicz, dans les Narcotiques, écrit : "dans les dessins exécutés sous l'influence de la cocaïne prise en doses infimes et toujours en combinaison avec d'assez fortes doses d'alcool, j'ai fait des choses que je n'aurais jamais faites à l'état normal." Pour Witkiewicz, le processus créatif procure une ivresse qui lui est propre : "l’art est une évasion, le plus noble des narcotique susceptible de nous transporter dans d’autres mondes sans conséquences néfastes pour la santé, l’intelligence et sans “gueule de bois”" (Polémique avec les critiques).

L’ivresse de la création résulte d’un paradoxal sentiment de liberté qui naît des contraintes formelles que l’artiste s’est imposé : contraintes qui lui viennent des supports qu’il utilise, de la technique qu’il choisi, des motifs qu’il veut représenter. L’ivresse de la création résulte du sentiment de pouvoir "jouer" avec les contraintes formelles. S’il y a possibilité de rencontre entre drogues et création, c’est dans la mesure où l’artiste se sent capable d’accueillir les effets du produit comme une contrainte supplémentaire, qui lui impose d’intégrer des distorsions de perceptions, des impulsions et des rythmes spécifiques.

Les dessins de Michaux tentent de rendre compte d’une perception perturbée par la puissance rythmique de la mescaline.

Dans Connaissance par les gouffres (1961), H. Michaux tente de caractériser les états de conscience spécifiques induits par les drogues.

Alors que dans l’état "normal" (en gros, celui décrit par Freud), les pulsions sont antagonistes et en conflit, sous l’effet de certaines drogues, et notamment le cannabis, les pulsions seraient dans un état de "dualité fanatique" : elles coexisteraient dans un "absolu non-mélange" en telle sorte que l’on peut ressentir successivement une chose puis son contraire, sans éprouver le moindre sentiment de contradiction.

D’autres drogues, notamment les hallucinogènes, produiraient des états où les diverses pulsions se manifesteraient "ensembles", mais "sans antagonisme" : état proche de l'extase, où la conscience perçoit les pulsions multiples comme "unies".

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