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Par Emmanuel Meunier |
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Hunts Point |
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Le journal suisse "Le Temps" a consacré, en avril, un article à Chris Arnade, qu’il nous présente comme un ex-trader, entré chez Salomon Brothers en 1993, pour rejoindre ensuite Citigroup. Il a finalement quitté la finance pour se consacrer à la photographie, et pas n’importe laquelle : des reportages sur les SDF, les toxicomanes et les prostituées de Hunts Point, un quartier misérable du South Bronx. La journaliste Albertine Bourget qui l’a accompagné dans ses tournées sur le quartier, relate les difficultés qu’il a rencontrées pour se faire accepter. "Beaucoup l’ont d’abord pris pour un policier en filature, lui vendaient des cigarettes à prix fort." |
Il a été attaqué une ou deux fois au couteau, mais n’en a pas moins poursuit son travail : "Montrer de la peur serait faire injure aux gens d'ici." Il lui a aussi fallu lever la suspicion des forces de l’ordre : "Avec la police, justement, c'est délicat. Devant un véhicule du NYPD (New York Police Department), il entame une conversation avec les agents en faction. Les hommes en bleu le toisent. "Certains sont sympas, d'autres sont de vrais enfoirés. Ils ne comprennent pas ce que je fais, ils pensent que je viens m'encanailler, ramasser une pute ou me fournir en drogue." |
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Chris Arnade et Rafael / Egypt |
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Les policiers ne sont visiblement pas les seuls à ne pas comprendre son travail. Ses reportages photos, intitulés "Faces of Addiction", postés sur sa page Facebook, rencontrent parfois l’hostilité. On l’accuse "de faire de la pornographie sociale, de profiter de la vulnérabilité des toxicomanes et de grossir le trait jusqu’au cliché." Et bien des artistes s’étonneraient de sa démarche qui le mue de facto en "travailleur social" : il soutient une ONG locale, joue au foot avec des gamins, s’enquiert des besoins et de l’état de santé de ses "sujets", lâche parfois un billet de 20$ et les visitent à l’occasion lors de leurs séjours en prison. |
La journaliste - bien que convaincue de la sincérité de sa démarche -, l’interroge (dans un reportage précédent publié par Le Monde), sur ce qu’un tel projet aurait de compassionnel. Apaiser sa culpabilité de riche ? Il répond : "Probablement, mais quiconque réussit dans la vie devrait se sentir un peu coupable, je crois." Si Chris Arnade ne sait pas forcément très bien pourquoi il fait ce travail, les gens de Hunts Point, qui l’ont adopté, semblent, eux, le savoir. |
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Prince / Eugène |
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Il n’est que de regarder ses photographies pour comprendre pourquoi. Arnale parvient à saisir quelque chose de l’enfance derrière la ruine des corps et des psychismes agressés par la misère et l’addiction. L’enfance, c’est bien sûr le lieu des possibles, le lieu d’où l’existence aurait pu emprunter d’autres chemins, un lieu qui témoigne que ces destins là n’étaient pas obligés, et encore moins mérités. Prince qui traîne derrière lui un écran d’ordinateur comme un enfant tire son jouet, Eugène le couronné ou Egypt qui tient sa seringue comme un pirate tient son couteau entre ses dents, renvoient quelque chose de l’enfance. |
Photos qui nous indiquent - peut-être - comment Chris Arnale, tel le renard du Petit Prince, s’est patiemment rapproché pour se faire apprivoiser de la faune interlope de Hunts Point. D’autres photos s’efforcent de restituer/reconstruire une "belle image" auquel ses "sujets" pourraient s’identifier. Deux photos, prises à distance, d’une prostituée, Carmela, qui a accepté de poser nue, sont à cet égard révélatrices. |
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Carmela |
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Chris Arnale est parvenu à ce degré d’intimité avec certains de ses "sujets" que ceux-ci autorisent sa présence dans les instants où ils s’injectent des drogues. Ce qu’il raconte de l’injection dépasse la simple représentation de l’acte. |
Dans "Finding a vein", une femme utilise un miroir comme un objet pratique pour trouver une veine, mais le miroir, par lui-même, évoque un chavirement analogue à celui de Narcisse au fond des eaux. De même, la scène où un travesti en injecte un autre, raconte quelque chose du plaisir lié à cette pratique. |
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Finding a vein / Brenda et Michael |
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Le travail de Chris Arnal ne peut se comprendre sans la quête d’un état de disponibilité totale à la rencontre. A l’instar d’André Breton, Chris Arnal, disponible à l’inattendu, semble rechercher l’ "or du temps". Et il fait des rencontres troublantes, notamment "celle de Vanessa, dont le regard bleu et hanté a fait beaucoup pour la notoriété d’Arnade. L’image a été prise en décembre 2011, Vanessa a disparu une semaine après. Arnade l’a cherchée partout, jusque sur les forums où les "Johns", les clients, parlaient d’elle. |
Jusqu’à cet automne, où un coup de fil lui a appris que Vanessa était de retour dans le Bronx et qu’elle allait mieux. Aujourd’hui, Vanessa fait partie de la série "Faces of Recovery" (les visages de la guérison), consacrée à ceux qui s’en sont sortis." Rencontres qui font naître d’autres images qui tentent de saisir - comme dans la photo du sourire répliqué de Princess -, l’esquisse d’un processus de résilience. |
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Vanessa / Princess |
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Sources : |
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