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Regards scient, philo, littéraire ; Migrants

L’ODYSSÉE, OU L’EXPÉRIENCE DE LA MIGRATION
COMME LUTTE POUR LA RECONNAISSANCE
par Emmanuel MEUNIER

News letter n°4 - Sept. 2008
 
L’Odyssée comme « traité d’émigration »
L’ethnopsychiatrie, et plus précisément les travaux de Tobie Nathan, tend à définir l’émigration comme un « trauma ». Cette définition s’est imposée dans le cadre du travail clinique.

Toutefois, une approche anthropologique et historique amène à nuancer ce postulat, car des peuples ont développé l’idée que la migration était un destin désirable.

Les Phéniciens d’hier, les Libanais d’aujourd’hui, les Grecs de l’Antiquité, les Chinois d’hier et d’aujourd’hui, les Vikings, etc. ont développé des cultures qui préparaient les membres de leur communauté à l’émigration.

Dans ces cultures, s’ « expatrier » est un destin socialement valorisé et non la conséquence d’une réponse à des circonstances économiques ou politiques. Il ne s’agit pas, ici, de distinguer des expatriés « choisissants » et des expatriés « subissants », mais de d’examiner comment une culture capitalise un savoir sur l’expérience de la migration et comment elle prépare ses enfants à affronter le parcours de la migration.
 
Notre hypothèse est que ce ne serait pas tant l’immigration qui serait « traumatisante », que l’impossibilité de la vivre comme une « expérience » ; ce qui induit le « trauma » c’est le fait de ne pas disposer des concepts et des mythes qui permettent d’en appréhender et d’en mentaliser les épreuves inhérente à l’émigration.

Nous nous proposons, ici, de relire l’Odyssée, en formant l’hypothèse qu’il s’agit d’une sorte de « traité d’émigration » conçu à l’usage des Grecs candidats au départ, d’une œuvre produite par une culture qui met en scène et en valeur son savoir sur l’expérience de l’émigration. Selon notre hypothèse, l’Odyssée serait un ensemble de récits mythiques qui permettaient au Grec d’appréhender mentalement les étapes du parcours du migrant, et par conséquent d’en affronter, dans les meilleures conditions possibles, les épreuves (potentiellement traumatisantes) auquel il est susceptible d’être exposé. Ce savoir sur l’expérience d’émigration est accompagné d’informations sur la géographie et l’art de la navigation, savoirs pratiques qui rendent techniquement possible le départ vers d’autres contrées.
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Masque et reconnaissance
Au cours de cette lecture, nous mettrons, en vis-à-vis du texte d’Homère, des extraits de « Peau noire et masque blanc » de Frantz Fanon, texte qui allie finesse d’analyse des heurts résultant de la rencontre entre « Blancs » et « Noirs » et témoignages sensibles du vécu d’un jeune guadeloupéen, venu étudier la psychiatrie en France métropolitaine. Le procédé paraîtra osé.

Nous le justifions ainsi : « Peau noire et masque blanc » est un excellent contrepoint au texte d’Homère, d’une part, parce que Fanon recours à des emprunts à des récits romanesques pour nous permettre d’appréhender « sensiblement » l’expérience du Noir en « milieu » Blanc ; d’autre part, parce que, lecteur d’Hegel, Fanon interroge le parcours du « Nègre » comme une lutte pour la reconnaissance.
 
Et c’est bien, aussi, ce que fait Homère en choisissant le personnage d’Ulysse, l’homme « aux milles ruses ». La reconnaissance est, en effet, un mot à double sens : il y a, d’une part, la reconnaissance « cognitive », c’est-à-dire le fait de « re-connaître » ce qui a déjà été connu ; et il y a, d’autre part, la reconnaissance « sensible », celle qui prend la forme d’une « approbation » (l’approbation est la relation d’acceptation sans condition, d’acceptation non soumise à une exigence de « probation »).

Le problème de l’étranger est qu’il ne peut être « re-connu » de l’autochtone, pour la simple raison qu’étranger, il est un inconnu. Comment, néanmoins, et par quelle lutte, obtenir la reconnaissance « sensible », c’est-à-dire l’approbation de ce que l’on est ?
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L’épreuve de la désorientation :
Lotophages et Cyclopes ou l’impossibilité de l’échange
Ulysse en tant qu’homme qui joue avec les leurres, homme qui triomphe de Troie par la ruse, a une connaissance intime de l’ambivalence de la reconnaissance : il sait que l’on peut tirer profit de n’être pas re-connu (Troie qui a vu dans le cheval un présent et non une machine de guerre en sait quelque chose) ! Dans la lutte, ne pas être « démasqué » est parfois la condition du succès. De cette expérience guerrière, Ulysse peut retirer que pour obtenir la reconnaissance - comme approbation d’autrui -, il importe finalement peu de se faire re-connaître au sens « cognitif », il importe surtout de lutter pour être accueillis humainement.

L’Odyssée nous décrit l’immigration comme une épreuve de désorientation : désorientation spatiale (errance et égarement des navigateurs), mais aussi désorientation dans le lien à autrui. Les rapports d’échange que nous entretenons avec autrui nous permettent de nous situer : s’il y a échange, il y a une complémentarité entre soi et l’autre, qui induit une forme de reconnaissance. La rencontre de l’émigrant avec l’autochtone (qui, dans le récit d’Homère, incarne l’Autre) ne se fait pas sous le signe de l’échange. L’autochtone est, en effet, autosuffisant (où se perçoit comme tel) si bien que la relation d’échange ne va pas de soi ; se confronte l’Etranger aux vertiges de relations dissymétriques, où l’un donne, sans que l’autre donne en retour.

C’est ainsi qu’Ulysse et ses compagnons, dans leur premier périple, rencontrent les Lotophages, peuple accueillant qui se nourrit exclusivement d’une plante divine, appelée le « loto ». Dès qu’un compagnon d’Ulysse « goûte à ces fruits de miel, il ne veut plus rentrer, ni donner de nouvelles » et c’est de force qu’Ulysse doit les ramener vers le navire.
 

Puis, c’est la rencontre avec les cyclopes : le troc de marchandises, souhaité par les Grecs en quête de ravitaillement, s’avère impossible, et ils ne doivent leur salut qu’au vin offert à Polyphème, qu’ils parviennent à enivrer, puis à désorienter complètement en l’aveuglant. Puis, vient la désorientation spatiale, lorsque les Grecs, aux abords d’Ithaque, descellent l’outre offerte par Eole, et déchaînent les vents contraires qu’elle renfermait, avec pour conséquence l’éloignement inexorable de leur patrie.


Ce qui unit Lotophages et Cyclopes c’est qu’ils produisent la désorientation en se dérobant à la possibilité de l’échange. Les « bons » Lotophages et les « mauvais » cyclopes ont en commun de ne pas appartenir à la race des « mangeurs de pain » (le pain étant le symbole de l’échange et du partage). Les Lotophages, aussi hospitaliers soient-ils, n’ont rien à échanger avec autrui : leur nourriture végétale procure tout le bonheur imaginable, et le Grec, qui y prend goût, devient… un Lotophage. Les Lotophages ignorent que l’Etranger est un étranger puisqu’ils « l’assimilent » à la communauté des Lotophages.


Le cyclope, lui, est un buveur de lait, un mangeur de fromage et de viande, et tout ce que le Grec a à offrir à un cyclope, c’est la « viande » de son propre corps. Par conséquent, le seul lien possible avec le cyclope, est, là encore, celui de « l’assimilation »… dans le corps du cyclope, par l’action de la digestion.


L’échange est la condition d’une possible reconnaissance mutuelle et son absence génère la désorientation, dont le vertige est symbolisé par le déchaînement des vents contraires sorti l’outre d’Eole.

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Amour et quête de reconnaissance : la suspicion des Lestrygons

Suivons Ulysse et ses compagnons « désorientés » dans leurs nouveaux périples. Ils accostent sur une île de Géants (Lestrygon). Un groupe de Grecs s’aventure dans l’île et y rencontre une jeune géante. Ils l’abordent et la prient de les conduire jusqu’au souverain de l’île. Ils semblent avoir de la chance, puisque la jeune géante est la fille du roi. Ils la suivent jusqu’au Palais. Mais, la mère de la jeune géante, courroucée par l’impudence des grecs qui ont osé accoster sa fille, va déchaîner la colère des géants contre les Grecs et un bon nombre d’entre eux seront massacrés. Cette scène fait échos à la rencontre (ultérieure) entre Ulysse et Nausicaa : la princesse phéacienne l’accueillera sur son île, mais lui interdira de la suivre, et l’autorisera toutefois à suivre ses servantes afin qu’elles le guident jusqu’au palais de son père. Ce qu’Ulysse, sage et précautionneux, s’abstiendra de faire, ne se laissant guider vers le Palais, que le lendemain par une petite fille (qui n’est autre qu’Athéna métamorphosée).

L’étranger fait l’objet de la plus détestable des suspicions : il serait une menace pour les femmes. Cette question est abondamment traitée par Frantz Fanon qui décrypte « l’imago de nègre » qui détermine le regard que le Blanc pose sur le Nègre.

 

« Le nègre, écrit-il, incarne la puissance génitale au dessus des morales et des interdictions. Les Blanches, elles, par une véritable induction, aperçoivent régulièrement le nègre à la porte impalpable qui donne sur le royaume des Sabbats, des Bacchanales, des sensations sexuelles hallucinantes… Nous avons montré que le réel infirme toutes ces croyances. Mais cela se place sur le plan de l’imaginaire, en tout cas sur celui du paralogique ».


Sans doute les Grecs ont-ils violées les femmes de Troie et renouvelé ce genre de forfaits à Kikones, aussi la méfiance vis-à-vis de ces guerriers est-elle de mise. Mais Homère, en organisant la rencontre des Grecs avec une race de Géants élimine le soupçon d’intentions dépravées.


En effet, les géants sont aux hommes, ce que les grandes personnes sont aux enfants, et les Grecs suivent la jeune géante, comme des enfants suivraient une mère ou une grande sœur. Les Grecs sont donc « innocents » de toute intention malsaine et la colère des Géants parait disproportionnée.

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Les amants s’approuvent mutuellement d’exister

L’accusation « sexuelle » est « paralogique » pour reprendre l’expression de Fanon, mais pas absolument… illogique. Elle a une valeur « paralogique » en ce sens qu’elle peut se « fonder » sur des liaisons que l’inconscient est à même de produire. L’autochtone peut penser : si l’Etranger subit un déficit de reconnaissance puisque la relation d’échange lui est refusée, il se peut, alors, qu’il ait l’impérieux besoin de recevoir cette forme de « reconnaissance » que produit l’amour…


L’amour produit une forme de reconnaissance, d’approbation immédiate et sans réserve de l’autre. Les amants « s’approuvent mutuellement d’exister », écrit Paul Ricœur dans « Parcours de la reconnaissance ». L’impossibilité à s’inscrire dans l’échange, c’est-à-dire dans une relation de reconnaissance sociale, peut activer le désir infantile de retrouver cet état primaire de la reconnaissance représenté par l’amour.

 

Désir de l’amour de la mère qui se reconnaît elle-même dans son enfant (épisode de la jeune Géante) ; ou encore le désir de trouver auprès de l’amante ce sentiment d’être approuvé sensiblement (bientôt les compagnons d’Ulysse se jetterons dans la couche de Circé).


La scène de la rencontre entre Ulysse et Nausicaa est teintée d’ambiguïté : Ulysse y surgit nu, un rameau à la main « pour voile de sa virilité » et « l’horreur de (son) corps tout gâté par la mer » provoque la « fuite éperdue » des servantes. Seule Nausicaa, inspirée par Athéna, verra dans la nudité du Héros le dénuement du naufragé et se comportera humainement. Homère joue habilement avec la question de la reconnaissance : il donne à voir une séquence érotisée, mais au-delà des apparences, Ulysse est dans cette scène un home implorant et Nausicaa une femme qui reconnaît en Ulysse leur commune humanité.

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Quête d’amour et honte de soi

Frantz Fanon explore ce désir d’être aimé par l’autre et découvre l’aliénation qui sous-tend ce désir : « De la partie la plus noire de mon âme, à travers la zone hachurée me monte ce désir d’être tout à coup « blanc ». Je ne veux pas être reconnu comme « Noir », mais comme « Blanc » Or - et c’est là une reconnaissance que Hegel n’a pas décrite – qui peut le faire, sinon la Blanche ? En m’aimant, elle me prouve que je suis digne d’un amour blanc. On m’aime comme un Blanc. Je suis Blanc. Son amour m’ouvre l’illustre couloir qui mène à la prégnance totale. »


Frantz Fanon montre, par delà, le sens « sexuel » et restrictif de l’amour, que le danger pour le « Noir » est de vivre en quêtant la « reconnaissance » de l’Autre, de vivre pour plaire et être approuvé par lui : « quand les nègres abordent le monde blanc, il y a une certaine action sensibilisante. Si la structure psychique se révèle fragile, on assiste à un écroulement du Moi. Le Noir cesse de se comporter en individu « actionnel ». Le but de son action sera Autrui (sous la forme du Blanc), car Autrui seul peut le valoriser. »

 

Ce désir de reconnaissance à des conséquences mortifères : « La honte. La honte et le mépris de moi-même. La nausée. Quand on m’aime, on me dit que c’est malgré ma couleur. Quand on me déteste, on ajoute que ce n’est pas à cause de ma couleur… Ici ou là, je suis prisonnier du cercle infernal. »
Ce sentiment de honte, les Grecs vont le boire jusqu’à la lie : après s’être jetés dans les bras de Circé et bu son philtre magique, ils connaissent la honte suprême : être transformés en porcs. Le désir d’être reconnu par l’autre génère un sentiment de honte de soi qui culmine en un deuil de soi comme objet capable d’inspirer l’amour d’autrui.


L’Odyssée instruit le Grec que la reconnaissance n’est pas la fille de l’amour : la reconnaissance est le produit d’un lien social, et elle ne s’obtient que par la lutte. Mais cette lutte sera un engagement obscur, qui menace d’entraîner dans les contrées de l’agressivité et de la destructivité.

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Circée : l’épreuve de la confrontation et de l’agressivité

Hermès sauve Ulysse de la magie de Circé en lui offrant « l’herbe de vie » et il lui enseigne la nécessité de renoncer à rechercher la reconnaissance en poursuivant le désir d’être aimé. La relation d’échange et de reconnaissance mutuelle se construit « socialement » par la relation d’échange. Et l’échange est le produit d’une lutte, d’une confrontation, car il présuppose l’affirmation de soi, la reconnaissance de soi par soi. Hermès lui donne ces instructions : quand la déesse lui proposera d’entrer dans sa couche, au lieu de la pénétrer avec son sexe, il devra la menacer de la pénétrer avec son glaive, puis l’obliger à jurer sur les dieux de l’Olympe qu’elle le traitera humainement.


La confrontation n’est pas l’agressivité. L’homme agressif, comme l’indique l’étymologie du mot (le latin « aggredi » signifie « marcher vers » et « rentrer en contact »), c’est l’homme qui va au devant de l’autre pour s’imposer à lui par un surgissement ; bref, il est celui qui, de manière brutale, veut obtenir la reconnaissance d’autrui. L’homme qui se « confronte » à autrui, est différent : il est celui qui trace une ligne entre l’autre et lui-même (la ligne de « front »), une ligne qui sépare le moi et l’altérité, ligne qui matérialise une différence.

 
La confrontation n’est pas sans lien avec l’épreuve de « l’ordalie » : d’elle, on attend une confirmation de sa propre légitimité, une réassurance quant à sa propre puissance, une preuve de sa propre solidité. Dans la confrontation, l’homme n’attend pas la reconnaissance d’autrui : ce qu’il veut, c’est se prouver, à lui-même, sa propre valeur en se mesurant à altérité (c’est un sens du mot « confrontation » que l’on retrouve dans des expressions comme « se confronter à ses difficultés » ou « se confronter à des témoins » pour dire qu’une défense est mise à l’épreuve du témoignage d’autrui).

La confrontation est donc distincte de l’agressivité… mais la menace plane pour celui qui se « confronte », de sombrer dans l’agressivité et dans la destructivité.

La confrontation avec Circé tourne à l’avantage d’Ulysse (qui va obtenir tout à la fois la libération de ses compagnons et les faveurs de la déesse et de ses servantes). Les étapes suivantes du périple d’Ulysse décrivent une série d’épreuves qui va permettre de fonder une « reconnaissance de soi par soi », une affirmation de la différence.
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Reconnaissance de soi par soi : voyage aux enfers et retour aux origines
La première étape de cet apprentissage est symbolisée par l’épreuve que Circé impose aux Grecs : faire un voyage aux pays des morts, voyage qui a un pouvoir de « ré-affiliation », symbolisé par la rencontre d’Ulysse avec sa mère décédée et avec des ancêtres. Se reconnaître soi-même, c’est, tout d’abord, se sentir reconnu comme membre d’une famille, d’un lignage, d’un groupe d’appartenance.

Frantz Fanon analyse le mouvement politico-littéraire de valorisation de la « négritude » comme une étape indispensable de reconnaissance de soi, par soi et pour soi. Pour les promoteurs du discours sur la « négritude », observe Fanon, « il importe non pas de les éduquer (les Blancs), mais d’amener le Noir à ne pas être l’esclave de leurs archétypes ». A travers la « négritude », le Noir se définit par lui-même et pour lui-même, en réinvestissant la terre Africaine, terre des « ancêtres ». La réappropriation de la culture « nègre », et en particulier de son rapport singulier à la Nature, permet l’affirmation d’une autre modalité « d’être au monde », distincte de celle qui prévaut chez le Blanc.
 

La « négritude » crée une ligne de partage et de confrontation entre Noirs et Blancs : « Le Blanc veut le monde ; il le veut pour lui tout seul. Il se découvre le maître prédestiné de ce monde. Il s’établit entre le monde et lui un rapport appropriatif (…) En magicien, je vole au Blanc « un certain monde », pour lui et les siens perdu. Ce jour là, le Blanc dut ressentir un choc en retour qu’il ne put identifier, étant tellement peu habitué à ces réactions. (…) L’essence du monde était mon bien ». Avec l’affirmation de la négritude, le Blanc qui « possède » le monde est renvoyé dans la région du manque : il ne connaît le monde qu’en tant qu’il est objet d’appropriation, mais la connaissance des forces secrètes qui animent la nature est, chez lui, complètement refoulée.


La confrontation est un combat qui s’inscrit dans la durée ; ce n’est qu’au terme d’une série d’épreuves que s’impose la « reconnaissance de soi, par soi et pou soi », c’est-à-dire la reconnaissance, par soi-même, de sa propre valeur. Les trois épisodes suivants de l’Odyssée forment des étapes de ce travail de « d’auto-reconnaissance ».

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Sirènes, Charybde et Scylla, troupeaux d’Hélios : les mises à l’épreuve
Tout d’abord, les Grecs doivent confirmer leur renoncement à rechercher une « reconnaissance » qui passerait par l’amour : il leur faut résister aux « promesses » portées par le chant des sirènes. La valeur personnelle se confirme par l’aptitude au sacrifice, puisque c’est pour ce qui a de la valeur, que l’on accomplit des sacrifices. Les Grecs, à l’épisode suivant, doivent accepter de sacrifier six des leurs en passant à côté du monstre Charybde, plutôt que de risquer la mort de tout l’équipage en affrontant le monstre Scylla. Enfin, les Grecs doivent renoncer à s’emparer des troupeaux d’Hélios, même si la faim les tenaille, même s’il y a un constant désespoir à survivre grâce à un travail pénible en ayant, constamment, sous les yeux, l’étalage des richesses démesurées du dieu.

Les compagnons d’Ulysse échoueront à contrôler leur envie et à refréner leur désir d’appropriation du monde : ils enfreindront l’ordre d’Ulysse et massacreront les troupeaux pour se livrer à un festin gigantesque.
 
Les Grecs échouent faute d’avoir compris le sens de cette épreuve : les biens qu’ils créaient (aussi modestes soient-ils), témoignaient de leur valeur ; les biens dérobés au dieu, annulent leur valeur : ils sont ce qu’ils ont (des hommes riches des biens d’un dieu) et ce qu’ils ont appartient à un Autre. Ils sombrent alors dans la pure agressivité en tentant d’obliger le dieu indifférent à leur sort à les reconnaître en commettant un acte aussi impie que téméraire. Ils promettent de retour à Ithaque de construire un temple à Hélios et de lui immoler des bœufs : comme si c’étaient les hommes qui se choisissaient leur dieu, comme si ce n’étaient pas les dieux qui imposaient aux hommes de leur rendre un culte, comme si la religion était un rapport d’échange symétrique entre les hommes et les dieux ! Hélios n’aura aucun scrupule à se venger de ces hommes « agressifs » (hommes qui tentent de s’imposer brutalement pour obtenir la reconnaissance) ; les derniers compagnons d’Ulysse périront noyés.
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Calypso : l’épreuve de la dépression et du deuil de soi comme membre d’une communauté
La mort des compagnons d’Ulysse parachève le processus de confrontation et de reconnaissance de soi, par soi. Ulysse n’est plus le membre d’une communauté, il n’est plus un Grec dans un groupe de Grecs : il est, à présent, seul. La reconnaissance de soi par soi, fait naître le sentiment de sa propre valeur. Mais ce sentiment a pour effet de « singulariser » l’individu : cette valeur, c’est la sienne, et non celle de son groupe. La reconnaissance de soi, par soi, se mue en un deuil de soi comme membre d’une communauté.

Voilà qu’Ulysse réalise en apparence les conditions de la félicité : il a une vie oisive, en compagnie de la nymphe Calypso, déesse aussi aimante, que bonne, belle et voluptueuse.
 
Toutefois - il n’est pas besoin d’avoir fait médecine pour constater cela ! -, Ulysse connaît une sévère dépression : il passe le plus clair de son temps à pleurer le visage tourné vers l’horizon. Ulysse, pour reprendre l’expression du sociologue Abdelmalek Sayad, vit dans une « double absence » : il est un homme qui n’est ni « d’ici », ni de « là-bas ». En effet, Ulysse ne peut s’unir vraiment à Calypso et fonder avec elle un foyer. Les deux amants le voudraient-ils, que Zeus, qui ne tolère pas les unions durables entre hommes et déesses, s’y opposerait. Il n’est pas un homme d’ « ici » et jamais il ne pourra reconstruire sa vie sur l’île océane de Calypso.

Mais est-il encore seulement un homme de « là-bas », un homme d’Ithaque ?
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Etre mort pour les siens
Lors de sa descente aux enfers, il a été avertit par Agamemnon des déboires qui attendent ceux qui reviennent au pays : le spectre de ce roi lui a raconté comment Clytemnestre, son épouse, le fit assassiner, pour se venger de lui et pour se remarier avec un autre homme. Après une aussi longue absence, comment croire que l’on est toujours attendu au « pays » ? Là-bas, la vie a continué, les choses ont nécessairement changée. Comment croire, après des dizaines d’années, qu’on attende toujours son retour, où même qu’on le tienne encore pour vivant ? Après tant d’années, la loi, elle-même, aura exigé que l’on tourne la page « Ulysse ». Les lois grecques fixaient aux épouses une période de deuil qui ne devait pas excéder une année et elles imposaient même le remariage des veuves. La communauté ne tolère pas ces pleurs qui retiennent les âmes des morts sur la terre et qui, par conséquent, perturbent l’ordre du monde, qui a pour exigence la stricte séparation des morts et des vivants. Pénélope se sera remariée pour son bien, pour que son âme puisse gagner un repos éternel. D’ailleurs, si Homère nous décrit des dizaines de prétendants autour de Pénélope, c’est bien pour nous faire comprendre que c’est la communauté elle-même qui exige, par un remariage, la fin d’un deuil qui n’a que trop duré.
 
Ulysse ignore les ruses que déploient Pénélope et son fils, Télémaque, pour opposer un déni à sa mort probable. Télémaque est parti enquêter à travers la Grèce pour recueillir des témoignages ; Pénélope défait chaque nuit une « tapisserie », qui est en réalité un linceul, qui une fois terminé symbolisera le corps du disparu lors d’un rituel d’enterrement.

Pour dénier la mort d’Ulysse, le mensonge éhonté est mis à contribution par la mère comme par le fils : Eumée, le porcher, raconte qu’il est devenu fréquent que des imposteurs se présentent devant les portes du Palais de Pénélope et qu’ils racontent d’hypothétiques « rencontres » avec Ulysse, tout en sachant pertinemment qu’ils recevront, en récompense de leurs mensonges, des biens que Pénélope leur dispensera sans compter.

Ulysse, par simple réalisme, doit admettre qu’il n’a plus sa place « là-bas » et que la communauté des hommes d’Ithaque l’a déjà enterré. Sa mère n’est-elle pas morte, persuadée qu’il est décédé ; son père est certain de sa mort ; ses fidèles serviteurs, à commencer par le sage Eumée, partage cette conviction.
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Les Phéaciens : narration et parole singulière
Grâce à l’intervention d’Athéna et par un ordre de Zeus, Ulysse va quitter Calypso. Pour Ulysse, c’est l’arrivée sur l’île des Phéaciens, peuple aimé des dieux, qui se tient éloigné de tous les autres peuples de la terre. Dans cette île, il n’y a pas d’étranger. Le « métier » de ces hommes, dit Ulysse, est celui de « passeur de leur île » ; autrement dit, leur métier c’est, dirait-on aujourd’hui, d’affréter des charters pour expulser les étrangers qui menacent leur existence parfaite.

Sans l’aide d’Athéna, il aurait été « expulsé ». Ulysse évite les erreurs du passé, en s’abstenant de suivre les femmes. Et il va introduire quelque chose de nouveau : il se présente, non pas tant comme un « étranger » (un homme de « là-bas ») que comme un homme singulier qui fait le récit de son parcours entre « là-bas » et « ici ».
 
Il est d’abord un homme porteur d’un récit qui émeut – dans lequel d’autres hommes peuvent se reconnaître en compatissant à ses souffrances ; et en même temps, d’un récit qui singularise absolument de son auditoire « autochtone » car sa différence c’est d’avoir vécu ce parcours qui fait lien entre « là-bas » et « ici ». Cette singularité, nul autochtone ne peut y prétendre. D’où l’ambivalence des Phéaciens, à la fois charmés et envieux.

Ulysse approche de ce moment où la reconnaissance mutuelle devient possible. Il n’est plus un « Etranger », c’est-à-dire un individu attaché à une entité inconnue et possiblement ennemie. Il est un homme, semblable aux hommes de Phéacie, puisque ceux-ci peuvent compatir avec lui, mais il est aussi un homme « différent » de part son parcours qui l’a ouvert comme nul autre à l’altérité.
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Singularité et dépassement de la question des « origines »
Comme l’observe Frantz Fanon, l’affirmation de soi, au travers de la valorisation de la négritude ne pouvait être qu’une étape dans un processus de désaliénation. L’étape suivante, requiert de se libérer de l’identité « Noire », de l’identité « groupale » pour pouvoir s’affirmer comme un être singulier ouvert à l’altérité : « Je n’ai pas le droit, moi homme de couleur, de rechercher en quoi ma race est supérieure ou inférieure à une autre race. (…) Il y a ma vie prise au lasso de l’existence. Il y a ma liberté qui me renvoie à moi-même. Non, je n’ai pas le droit d’être un Noir. Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela… (…) Je me découvre un jour dans un monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain. Un seul devoir. Celui de ne pas renier ma fierté au travers de mes choix. Je ne veux pas être la victime de la « Ruse » d’un monde noir. Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres. Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable « saut » consiste à introduire l’invention dans l’existence. »
 

A ce point, Ulysse réunit la ressemblance (un homme parmi d’autres hommes) et la différence (un homme ouvert, comme nul autre, à l’altérité). Reste pour que s’accomplisse la possibilité la reconnaissance mutuelle, qu’Ulysse et les Phéaciens se reconnaissent leur complémentarité. Ulysse va prouver aux Phéaciens sa supériorité dans les jeux, et il reconnaîtra la supériorité des Phéaciens dans les arts de la danse. Par la créativité, les arts et la danse, l’agressivité suscitée par l’envie (celle d’Ulysse pour les biens des Phéaciens, celle des Phéaciens pour la singularité d’Ulysse) se trouve canalisée, et les qualités des uns et des autres ont été reconnues. Alcinoos, roi des Phéaciens, propose à Ulysse la main de sa fille Nausicaa.


Les Phéaciens entrevoient la possibilité d’ouvrir leur île aux mondes des étrangers et ils couvrent Ulysse de cadeaux qui sont autant de témoignage de leur habileté artistique qui, connue à l’étranger, offrirait des perspectives intéressantes de commerce (mais les dieux qui « aiment » jalousement les Phéaciens, veulent les garder isolés et s’opposeront à l’ouverture de l’île).

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Un "étranger" de retour au pays natal
Ultime ruse d’Athéna, qui sait les menaces que représentent les prétendants : Ulysse rentre au pays… sous les traits d’un vieux Crétois, d’un étranger. Les leçons du passé sont retenues : Ulysse refuse de se procurer la reconnaissance « par l’amour », et refuse de se faire reconnaître de Pénélope ; il se présente en homme singulier porteur d’un récit d’un périple, analogue à celui qu’il a réellement vécu ; il suggère, pour canaliser l’agressivité sa propre agressivité et celle des prétendants, de recourir au jeu : celui qui parviendra à tirer avec l’arc d’Ulysse pourra épouser Pénélope. Sous les sarcasmes, toujours dissimulé sous les traits du vieux Crétois, il triomphe de ce « jeu ». Puis, il tombe le masque et se fait reconnaître.

Le récit pourrait s’arrêter là : à cet instant chacun reconnaît Ulysse dans sa puissance et son triomphe. Mais, saisit d’une rage vengeresse, Ulysse se livre aux meurtres abjects des prétendants désarmés. Ceux-ci le supplient de les épargner et lui rappellent qu’ils le tenaient légitimement pour mort après tant d’années d’absence. Non rassasié par tant de sang versé, Ulysse massacre les servantes qui ont eu des liaisons avec les prétendants.
 
Que tous ces personnages aient eu des conduites indignes, nul ne saurait en disconvenir… Mais Ulysse se prend t-il pour Hélios en massacrant des hommes qui ont eu pour tort principal de manger les bêtes de ses troupeaux ?

Cette rage meurtrière est tenue pour monstrueuse par les Grecs. C’est bien ce que nous décrit Homère, même si les versions édulcorées et « hollywoodiennes » du mythe nous présente ce massacre abjecte comme un « triomphe ».

L’Agora se réunit et se rebelle contre Ulysse : car ce sont non seulement les meilleurs enfants de la Cité qui ont été massacrés, mais aussi de nobles enfants de cités alliées et d’îles voisines. Dans sa rage meurtrière, c’est l’ouverture à l’altérité de la communauté d’Ithaque, qu’Ulysse a détruit : la Cité est à présent menacée de représailles par ses voisins. L’Agora armée se lève donc pour assassiner Ulysse et ses quelques partisans.

Athéna pronostique la mort de tous les protagonistes.
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Le migrant comme « intercesseur »
Comment comprendre cette rage vengeresse ? Le psychanalyste Harold Searles (« La psychodynamique du désir de vengeance » in « l’effort pour rendre l’autre fou ») voit dans la pulsion vengeresse un mécanisme de défense contre le chagrin et l’angoisse de séparation. Dans ce retour au pays, le chagrin lié la perte de la mère morte de chagrin est occulté par la scène de la reconnaissance d’Ulysse par sa nourrice et le sentiment de l’irrémédiable séparation avec la patrie est occulté par Ulysse qui tout au long du récit imagine que les habitants d’Ithaque l’attendent encore et peuvent le croire vivant.

La déesse désemparée implore le secours de Zeus qui promet, sous réserve qu’Ulysse recouvre son sceptre, de garantir l’amitié des Cités voisines. Athéna doit pousser un cri inouï, qui va glacer le sang des guerriers, pour stopper les combats et créer les conditions du retour à la paix.
 
En somme, Ulysse ne recouvre son sceptre qu’autant qu’il se conforme à la volonté de Zeus, c’est-à-dire qu’il garanti l’ouverture d’Ithaque au monde extérieur.

Ce qui défini le migrant, ce n’est pas le fait qu’il soit de « là-bas » (c’est là, la qualité de l’Etranger) : c’est le fait d’être (qu’il en soit lui-même conscient ou non) celui qui peut, parce qu’il a accomplit un parcours d’ouverture à l’altérité, qui l’a mené de « là-bas » à « ici », s’affirmer comme un intercesseur entre « là-bas » et « ici ».

Mais, l’intercession est quelque chose qui ne se divise pas : devenir un « intercesseur » pour les gens « d’ici », signifie réciproquement être reconnu comme un « intercesseur » par les gens de « là-bas ». Ulysse aborde alors, la dernière phase de sa lutte pour la reconnaissance : être reconnu par les siens comme un « intercesseurs ».
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Conclusion : parcours du migrant et lutte pour la reconnaissance

Ce qu’Homère nous apprend du parcours du migrant, c’est qu’il est une lutte pour la reconnaissance.


Ce parcours débute par une expérience de « désorientation » car la relation d’échange et de complémentarité est introuvable.
Pour sortir de ce vertige, le migrant recherche la reconnaissance de l’autre, dans sa forme la plus immédiate, à savoir au travers de l’amour et l’amitié.


Cette expérience est frustrante, car elle oblige à vivre non pas pour soi, mais pour obtenir l’approbation de l’autre. Pire, cette expérience frustrante conduit à la honte de soi et à un deuil de soi comme objet digne de l’amour de l’autre.


Pour sortir de la honte de soi, la confrontation devient nécessaire. Confrontation par laquelle le sujet se prouve, à lui-même, sa propre valeur et s’affirme dans sa différence. Phase dangereuse, car la confrontation peut verser dans la pure agressivité, voir dans la destructivité.

 
De cette phase de confrontation naît le sentiment de sa propre singularité, d’abord satisfaisant, mais qui induit ensuite la nécessité d’avoir à faire le deuil de soi-même comme membre d’un groupe d’appartenance. Pour sortir de cette phase dépressive, la confrontation se mue en une affirmation de soi, où le sujet se revendique comme être singularisé par son parcours migration, et comme intercesseur reliant le « là-bas » et « l’ici ». Pour reprendre les mots de Frantz Fanon, le projet de cet homme c’est : être « un particulier humain, tendre vers l’universel. » De là naît la possibilité d’une reconnaissance mutuelle, l’autre reconnaissant cette compétence d’intercesseur entre des mondes, cette compétence d’homme « habile » avec l’altérité.

Ce parcours est une lutte, et comme toute lutte, elle comporte des phases « chaudes » et des phases « froides », des phases actives qui permettent de franchir un nouveau palier et des phases de glaciation où le sujet s’enkyste. Ce parcours du migrant se franchit parfois sur plusieurs générations.
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Migration et lutte pour la reconnaissance
Si nous éloignons du monde d’Homère, nous tournons notre regard vers les migrants qui nous entourent, nous pouvons apercevoir ces effets « d’enkystement » et de « franchissement de paliers ».

Nous voyons, tels les compagnons d’Ulysse suivant aveuglément la jeune géante, des enfants de migrants qui accomplissent des progrès scolaires étonnants avec la passion d’être aimé d’un maître ou d’une maîtresse ; nous les voyons aussi s’effondrer quand ils rencontre le regard « professionnel » et « froid » du professeur de collège. Nous voyons ces jeunes gens qui travaillent au-delà de leur force en quête d’approbation ; nous les voyons s’effondrer quand on leur signale froidement le terme de leur CDD.

Nous voyons, tels les compagnons d’Ulysse se précipitant dans la couche de Circé, ces jeunes gens qui adoptent des conduites à risques (multiplication des relations sexuelles, usages de produits) qui leur donne l’illusion de faire « comme les autres », de faire « comme les gens du cru » et qui finissent désorientés et traités comme s’ils étaient des « porcs ».

Nous voyons, tel Ulysse descendant aux enfers, ces migrants puissamment animés par ce besoin de se construire en se renouant avec les « origines ». Nous voyons aussi ceux qui s’enkystent dans le communautarisme et dans la rancœur contre la société d’accueil. Nous voyons ceux qui consentent aux sacrifices nécessaires pour construire un projet qui témoigne de leur valeur ; et ceux qui, face à la dureté des sacrifices, s’abandonnent à l’agressivité et à la prédation.
 
Nous voyons ceux qui, tel Ulysse pleurant sur l’île océane, sombre dans la dépression et qui ne savent plus qui ils sont, se sentant tout à la fois déliés de leur communauté d’origine et aliénés dans la société d’accueil.

Nous voyons ceux qui redressent la tête pour revendiquer, dans des luttes, leur histoire : celles des migrants, toujours présents dans les luttes les plus chaudes (des FTP-MOI et des soldats coloniaux de la Libération jusqu’à la marche des Beurs, en passant par les luttes syndicales et contre les discriminations).

Nous voyons ceux qui sombrent dans la colère à l’encontre du pays d’origine qui ne les reconnaît plus.

Nous voyons ceux qui se font intercesseurs pour expliciter leur monde d’origine à la société d’accueil et pour aider les nouveaux arrivants à trouver leur place dans la société d’accueil et ceux qui s’enorgueillissent à bon droit de leur habileté avec l’altérité.

Le parcours décrit par Homère, nous l’avons sous nos yeux. L’émigration est une lutte, dont l’objet final est, pour le migrant, la réalisation de ses compétences d’intercesseurs. Pour que la reconnaissance mutuelle s’accomplisse, il suffit à la société d’accueil de se poser cette question : dans un monde irrémédiablement mondialisé, n’est-il pas de compétences plus précieuses que celles des intercesseurs, celles des hommes et des femmes habiles avec l’altérité ?
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