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Cocaïne et crack

FREUD ET LA COCAÏNE
éditorial du Dr Gilles NESTER, CH de Gonesse, CSST Rivage

Correspondances Hors-Série 1, p.2
 
Introduction

Cette année 2006 commémore le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Sigmund Freud et c’est l’occasion de nous intéresser aux débuts de sa carrière de médecin et de chercheur, période marquée tout à la fois par la volonté de contribuer aux développements scientifiques de l’époque et par le désir d’une reconnaissance de ses pairs. C’est animé d’une foi de chercheur que Freud fut amené à explorer les effets de la cocaïne,
dès qu’elle fût découverte et isolée à partir de la feuille de coca.

L’engouement du jeune Freud pour la recherche a commencé avec l’usage de la cocaïne sur sa propre personne, ce qui était une habitude fréquente dans la médecine d’alors, en vue de tester les propriétés d’un nouveau médicament. Les effets de la drogue étaient particulièrement faits pour plaire à Freud ; lui, qui se plaignait de ses céphalées et de sa neurasthénie, y trouvait un remède souverain. Freud utilisait la cocaïne sur et pour
lui-même, mais aussi en vue de se faire un nom dans la communauté scientifique et trouver un moyen de reconnaissance symbolique.
Son étude des propriétés de la cocaïne débute en avril 1884 et il en fera un usage qui se poursuivra pendant douze années. Il s’enthousiasme pour la cocaïne (qui n’est pas encore considéré comme une drogue festive) et se déclarera favorable à son usage dans le traitement de la neurasthénie, comme dynamisant et comme anesthésiant.
Il en fera de son côté un usage créatif et mondain, annonçant des pratiques que notre société connaît bien. Plusieurs textes évoquent cette relation complexeà la drogue : ‘De la cocaïne’ (« Uber Coca ») raconte l’histoire de

 

l’usage de la coca dans l’Histoire, et notamment en Amérique du Sud, d’où elle a été importée.

Dans ‘Cocaïnomanie et cocaïnophobie’, l’inventeur de la psychanalyse défend la coca contre ceux qui l’accusent d’être un produit dangereux. Enfin, dans les lettres à Martha Bernays, sa future femme, on découvre un Freud intime et amoureux, racontant comment iléchappe aux dîners ennuyeux grâce à cette chère substance, capable de lui « délier la langue »... Freud et nombre de scientifiques de l’époque comme Merck, Parke et Davis ont fait la même apologie du produit et de ses effets, espérant y trouver des applications dans le traitement de la douleur, de l’asthénie,....ou même de l’alcoolisme ! Freud attendait beaucoup de l’impact de ce travail sur la société médicale de l’époque.

Malheureusement pour lui, la reconnaissance scientifique revint à son ami d’étude Carl Koller qui découvrit l’action anesthésiante de la cocaïne sur l’oeil. Du jour au lendemain, Koller se fit une réputation internationale car, grâce à cette découverte, les interventions chirurgicales en ophtalmologie devenaient possibles. Freud fut très déçu d’avoir négligé cet aspect de la recherche et de voir le succès lui échapper. Déception renforcée par l’inconstance des résultats de sa recherche dans les applications thérapeutiques de la cocaïne, inconstance par trop liés à la subjectivité des effets de la drogue. Le décès de son collègue et ami Fleischl, dépressif et morphinomane, du fait d’une utilisation de la cocaïne excessive de la cocaïne prescrite par Freud comme analgésique et en injection sous-cutanée, achève sa désillusion.

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La butée de la subjectivité

Ce que Freud ignore encore, dans ce « ratage inaugural », c’est qu’au travers de sa rencontre de la butée de l’action de la coca sur la subjectivité, il appréhende déjà les « principes universels »de la subjectivité. Freud trouvera écho de cette difficulté chez Charcot, avec la butée de l’anatomie « contre » l’hystérie.

La recherche sur la subjectivité est aussi au centre des préoccupations de nombre de scientifiques, intellectuels et artistes de l’époque car à travers les recherches sur l’hypnose, le rêve, la neuroanatomie, la nosographie psychiatrique, les psychotropes ou les drogues…c’est bien de cette même expérience subjective qu’il est question. Les deux articles qui suivent nous replacent dans le contexte de cette période. Ils ont été présentés lors de notre dernière réunion du réseau Synergie, le 1er juin 2006.

Nous espérons qu’ils contribueront à stimuler notre réflexion sur la subjectivité, question cruciale dans notre temps où l’évaluation est érigée en dogme au nom d’un scientisme objectiviste. On observe, d’ailleurs, à l’occasion de ce cent cinquantième anniversaire de Freud, un acharnement redoublé des détracteurs de la psychanalyse qui s’en prennent avec virulence à son fondateur.


Ils se sont empressés de mettre en avant la cocaïnomanie de Freud pour tenter de discréditer son œuvre, en se gardant de la restituer dans son contexte historique et sans

 

reconnaître la rigueur scientifique et l’excellence littéraire dont il fit preuve dans ses écrits sur la coca. Au terme de ces douze années d’usage, Freud publie ses premières œuvres majeures : en 1895, les Etudes sur l’hystérie et l’Esquisse d’une psychologie scientifique, en 1900, L’interprétation des rêves (Traumdeutung).

Quelques cent ans après les essais de traitement de l’alcoolisme et de certaines morphinomanies par la cocaïne, les opiacés de substitution sont proposés, aujourd’hui, dans le cadre d’essais thérapeutiques, pour traiter aussi l’alcoolisme. La connaissance des addictions et leurs approches thérapeutiques sont encore en pleine évolution, on peut en attendre de nombreux développements. Pour ce qui est des traitements de substitution aux opiacés, souvent controversés depuis leur introduction, un de leurs apports majeurs pourrait bien résider dans l’ouverture à la subjectivité qu’ils favorisent, contrairement à ce que peuvent affirmer ses détracteurs, là encore animés par une idéologie antiscientifique et confuse.

Nous vivons depuis ces dix dernières années un virage à 180 degrés dans la prise en charge des toxicomanies. L’éclairage historique choisi aujourd’hui nous permet ainsi d’introduire le thème de notre prochaine réunion du réseau Synergie sur les traitements de substitution à l’occasion du dixième anniversaire de leur introduction en France.

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